https://open.spotify.com/episode/0OUW6F91vN9vKtjhWK6REc?si=MMbmcOZDTDS6KIOJh1ZSYg
top of page

Le développement professionnel, encore une initiative néolibérale pour privatiser l'école.


En tant qu'enseignant depuis plus de trente ans, j'ai longtemps regardé avec méfiance les initiatives de développement professionnel. Je me souviens encore de ma réaction quand notre chef d'établissement a proposé de mettre en place des temps d'échange de pratiques entre collègues : "Encore une idée venue d'en haut, encore une façon de nous faire travailler plus sans nous payer plus". Cette réaction, je l'ai entendue maintes fois dans la salle des professeurs, et je la comprends. Pourtant, au fil des années, j'ai découvert une toute autre réalité du développement professionnel, bien loin des fantasmes de privatisation rampante de l'école.

 

Le développement professionnel tel que je l'ai vécu et tel que je le vis aujourd'hui n'a rien d'une machine néolibérale destinée à transformer les enseignants en prestataires de services. C'est avant tout une démarche personnelle, collective et émancipatrice qui nous permet de reprendre la main sur notre métier. Je voudrais partager avec vous ce cheminement, en m'appuyant sur mon expérience et celle de collègues en France et ailleurs dans le monde.

 

La réalité du développement professionnel sur le terrain

Le développement professionnel ne se résume pas à des formations imposées pendant les vacances scolaires ou à des injonctions venues du ministère, c’est le cas en Hongrie. Dans mon établissement, nous avons progressivement construit nos propres espaces de développement. Tout a commencé par des discussions informelles avec deux collègues de mathématiques autour des difficultés de nos élèves de 5ème. Ces échanges sont devenus un rendez-vous hebdomadaire, puis d'autres collègues nous ont rejoints.

 

"Le développement professionnel n'est pas une course en solitaire mais une aventure collective qui se nourrit des interactions entre pairs". (Muller) . Cette phrase résonne particulièrement avec mon expérience. Quand j'observe ce qui se passe en Finlande, où les enseignants disposent de 2 heures par semaine dédiées aux échanges entre pairs, je me dis que nous pouvons nous aussi créer ces espaces, même de façon plus modeste.

 

Une richesse d'expériences internationales inspirantes

Le regard international nous permet de prendre du recul sur nos pratiques. En Estonie, par exemple, les enseignants participent à des "cercles d'apprentissage" mensuels où ils analysent ensemble des situations concrètes de classe. J'ai eu la chance d'échanger avec une collègue estonienne qui m'expliquait comment ces moments leur permettent de sortir de l'isolement et de construire des solutions communes.

 

Au Japon, la pratique du "lesson study" est particulièrement éclairante. Les enseignants préparent ensemble une leçon, l'un d'entre eux la met en œuvre pendant que les autres observent, puis tous analysent ensemble ce qui s'est passé. J'ai adapté cette approche avec trois collègues de mon établissement : nous nous filmons mutuellement en classe (avec l'accord des élèves bien sûr) et prenons le temps d'analyser nos pratiques ensemble.

 

Le chercheur John Hattie, a montré que le développement professionnel a un impact significatif sur les apprentissages des élèves, mais à condition qu'il soit ancré dans la pratique quotidienne des enseignants. Ce n'est pas une formation théorique déconnectée du terrain qui fait la différence, mais bien la capacité à analyser et ajuster ses pratiques au quotidien.

Des leviers concrets pour agir

La question qui se pose souvent est celle du temps : comment faire quand nos journées sont déjà bien remplies ? En Nouvelle-Zélande, les établissements organisent des "late starts" : une fois par semaine, les cours commencent plus tard pour permettre aux enseignants de se réunir. Dans mon établissement, nous avons négocié avec la direction pour libérer un créneau commun le mardi midi. Ce n'est pas grand-chose, mais c'est un début.

 

Helen Timperley insiste sur l'importance de partir des problèmes concrets rencontrés par les enseignants. Dans notre groupe de travail, nous avons commencé par identifier nos difficultés communes : la gestion de l'hétérogénéité, l'évaluation, la motivation des élèves. Puis nous avons cherché ensemble des solutions, en nous appuyant sur nos expériences respectives et sur des ressources externes.

 

En Écosse, le développement professionnel est considéré comme un droit des enseignants, pas comme une obligation. Cette approche change tout : ce n'est plus quelque chose qu'on nous impose, mais une opportunité de progresser selon nos besoins. Dans mon académie, nous avons créé un réseau informel d'enseignants qui se retrouvent une fois par trimestre pour échanger sur leurs pratiques. Chacun vient quand il veut, avec ses questions et ses apports.

 

Vers une nouvelle vision du métier

En Ontario,  les enseignants disposent de "communautés d'apprentissage professionnelles" où ils analysent ensemble les travaux de leurs élèves pour identifier les difficultés récurrentes et construire des solutions. J'ai adapté cette idée avec mes collègues : une fois par mois, nous prenons le temps d'analyser ensemble des productions d'élèves.

 

En Espagne, certaines régions ont mis en place des "réseaux d'innovation" où les enseignants peuvent partager leurs expériences et leurs questionnements. Sans attendre une initiative institutionnelle, nous avons créé notre propre réseau via un groupe WhatsApp qui nous permet d'échanger rapidement des idées, des ressources, des questions, à l’instar du groupe des Twittdictées sur le net.

 

Le développement professionnel tel que je le vis aujourd'hui n'a rien à voir avec une quelconque privatisation de l'école. C'est au contraire un moyen de renforcer notre professionnalité, de reprendre la main sur notre métier. François Muller  le rappelle: "Le développement professionnel n'est pas ce qu'on fait aux enseignants, mais ce que les enseignants font pour eux-mêmes et leurs élèves."

 

Cette évolution ne se fait pas sans difficultés. Il faut du temps, de l'énergie, parfois faire face à l'incompréhension de certains collègues ou de la hiérarchie. Mais les bénéfices[1] sont là : des élèves plus engagés, des pratiques qui évoluent, un métier qui retrouve du sens. Le développement professionnel n'est pas une solution miracle, mais un chemin que nous pouvons emprunter collectivement pour améliorer nos pratiques et le vécu de nos élèves.

 

En fin de compte, le développement professionnel n'est pas une menace pour notre métier, mais une opportunité de le faire évoluer selon nos termes, en nous appuyant sur notre expertise et notre expérience collective. C'est à nous de nous en emparer, de le façonner selon nos besoins et nos contraintes, pour en faire un véritable levier d'amélioration de nos pratiques et des apprentissages de nos élèves.

 


[1] Sources et références bibliographiques : François Muller, "Manuel de survie à l'usage de l'enseignant, même débutant" , 7ème édition, 2023 - Son blog professionnel : http://francoismuller.net/blog - John Hattie, "Visible Learning: A Synthesis of Over 800 Meta-Analyses Relating to Achievement" (2009), "Teachers Make a Difference: What is the research evidence?" (2003) - Helen Timperley, "Professional Learning and Development: Best Evidence Synthesis Iteration" (2007) - "Teacher professional learning and development" (Educational Practices Series, UNESCO, 2008) - Finlande: Finnish National Agency for Education (2020), Document : "Teachers' Working Time in Finland" - Estonie : TALIS (Teaching and Learning International Survey) 2018 de l'OCDE, Programme : "Professional Learning Communities in Estonian Schools" - Japon : Catherine Lewis, "Lesson Study: A Handbook of Teacher-Led Instructional Change" (2002), "How do Japanese teachers improve their instruction? The case of jugyou kenkyuu" (Educational Researcher, 2004) - Nouvelle-Zélande : Ministry of Education NZ, "Professional Learning and Development Guidelines": "Late Start Wednesdays for Professional Development" - Écosse : General Teaching Council for Scotland, "Professional Update Guidance Notes" (2019) "Professional Learning Framework"  - Ontario (Canada) : Ministère de l'Éducation de l'Ontario:, "Les communautés d'apprentissage professionnelles en Ontario" (2017),  "Teacher Learning and Leadership Program" è Espagne : Ministerio de Educación y Formación Profesional, "Red de Centros de Innovación Educativa" - Darling-Hammond, L., Hyler, M. E., & Gardner, M. (2017). "Effective Teacher Professional Development" - DuFour, R., & Eaker, R. (1998). "Professional Learning Communities at Work" - Solution Tree Press - Altet, M. (2000). "L'analyse de pratiques : une démarche de formation professionnalisante ?"


Ce post est extrait d'une série de 20 textes sur les idées reçues en développement professionnel et surtout les dépasser. voir ici


La musique du jour


 

コメント


bottom of page