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L’édifiante histoire de la mésange couturière illustrant les périls de l’excellence en excès

Un ami enseignant et chercheur évoqua un jour, avec mystère, une mésange qu’il qualifiait avec admiration de « couturière », nous sembla-t-il, plutôt que de « charbonnière ».

 

Ce passereau, il est vrai, a fière allure, et il est réputé, nous le savions, pour l’habilité et l’élégance avec lesquelles il s’applique à fabriquer des nids bien ourlés et même parfumés qu’il destine à l’accueil de sa future progéniture.

 

La mésange insatiable

 On conçoit donc que notre ami reconnût comme « couturière » la mésange particulièrement adroite de son bec, de ses pattes et du bout de ses ailes, dont il voulait nous parler, et qui paraissait le préoccuper comme messagère d’un grand secret.

 

Il nous décrivit en effet, confidentiellement, mais, disait-il à voix basse, cela peut être intéressant à connaître pour tout ce qui concerne l’éducation et les structures d’enseignement, les risques que courait cette cousette courageuse.

 

Car la mésange « couturière », nous révéla-t-il, prend souvent un soin immodéré à préparer son nid. Elle est tentée par la perfection de ce qu’elle noud et coud, ou plisse, tresse et modèle ; elle reprend sans cesse ce qu’elle a déjà fait ; elle repart sans arrêt rechercher brins de paille, ou plumes, petits branchages ou plastiques égarés (c’est au moins ce que nous avons cru comprendre du récit de notre ami ému)[1].

 

Ainsi, s’affaire-t-elle tant dans sa préparation, dans l’assemblage et le tissage de toutes les réalités qui lui apparaissent préalables à l’accomplissement de l’acte auquel celles-ci sont pourtant destinées en juste finalité, qu’elle finit par oublier celle-ci.

 

Le nid n’est jamais fini. La mésange s’affaire sans fin : en sorte qu’elle méconnaît qu’elle doit pondre ; elle l’oublie. D’après les spécialistes, nous dit alors notre ami, cela ne se passe pas bien du tout. Ensuite, c’est gravissime !

 

L’Ecole insatisfaite

 Nous étions curieux de savoir pourquoi une telle mésaventure mésangère tenait à coeur notre interlocuteur. Nous l’entendons encore nous révéler le fond de ses appréhensions sur l’éducation et l’enseignement. Nous sommes tellement soucieux de préparer nos leçons et nos cours que nous oublions, rappelait-il d’abord, de prendre attention aux jeunes, tels qu’ils sont, et à leurs attentes ou besoins réels, tels qu’il conviendrait d’en tenir compte afin de les intéresser puis de les motiver.

 

En second lieu, nous sommes, oui, nous, professeurs, enseignants, inspecteurs, si inquiets du monde extérieur, tel qu’il est, que nous ne pouvons consentir à laisser partir vers lui nos jeunes générations sans les avoir préparées et re-préparées en visée de perfection, habillées d’une foultitude de savoirs dont nous ne voulons pas savoir s’ils pourraient être utiles mais dont nous voulons qu’ils les vêtent, sans mesure, en « patron » uniforme et même identique, à toutes fins imaginables sinon réelles ou concrètes, à satisfaire ou perpétuer.

 

Oui, reprenait notre ami, notre système éducatif nous pousse à aller toujours trop loin d’avance. Nous ne voulons ainsi laisser quelque chose à faire à nos élèves qu’après leur avoir communiqué la totalité des connaissances possibles ou imaginables qui nous apparaissent indispensables pour lever le plus simple petit doigt, pour rendre le moindre service, pour prendre des responsabilités mêmes minimes, pour estimer leurs voies d’orientation personnelles, pour risquer les bouts du nez dans le monde tel qu’il est. Nous voudrions tant qu’ils sûssent tout ! Et il nous est si naturel de rabâcher, ressasser, insister : par conscience, par méthode (peut-être pédagogique ou didactique sinon constructiviste…)

 

Mais objections-nous, il est naturel pour un enseignant ou un éducateur, d’être à la fois prudent et ambitieux pour son enseignement, pour ses élèves. On ne sait jamais assez. On n’apprend jamais assez vite. Une pédagogie consciencieuse doit être une pédagogie de l’impatience. Ne voulons-nous pas que nos élèves soient pleins de contenus, de substance, tels des œufs tout lisses et bien ronds, ou ovoïdes si vous le voulez, à force de préparatifs tous azimuts ?

 

Que non pas, reprit-il, avec un air grave. L’empressement jusqu’à l’apnée, le perfectionnisme inconsidéré, sont nos tentations françaises les plus écervelées. Il nous faut bien plutôt prendre attention à la sagesse bourguignonne qui nous rappelle qu’il « ne faut pas tirer sur l’herbe pour la faire pousser ». Et ne devons-nous ajuster nos méthodes à l’inoubliable conseil de Talleyrand en retard pour le Congrès de Vienne, à son cocher : « Doucement, je suis pressé. »[2]. Noblesse oblige.

 

Le « Nid » inachevé

 Mais il n’est question ni d’herbe, ni d’œuf, ni de cocher, lui fîmes-nous remarquer, songeurs. Bien sûr que non, reconnut-il ; et pourtant oui, car tout se retrouve dans le nid. Le nid ? lui dîmes-nous ? Oui, le nid, reprit-il, c'est-à-dire, si vous acceptez que nous en « filions » la métaphore, notre système scolaire avec nos habitudes, notre façon de parler dix fois plus que la totalité de nos élèves, mais aussi avec l’ampleur de nos programmes et la multiplication de nos disciplines toutes obligatoires. Il y a aussi l’obsession de la moindre brindille de culture.

 

Il ajoutait : et que dites-vous de nos incessants projets de réformes proclamées, de consultations impétueusement nouées les unes sur les autres, des prescriptions incessantes enflant sans trêve les bulletins officiels de l’Éducation nationale ?... Oui, notre « nid » n’est jamais suffisamment achevé, ni indéniablement parfait, en sorte qu’il nous est bien difficile de nous occuper de nos élèves et de leur devenir dans un monde en pleine mutation de toutes parts Et puis, ne le reconnaissez-vous pas, tant pis pour la casse, les échecs, les pontes ratées, les jeunes éjectées, tout cela serait de la faute de la société, non ?

 

Vous êtes sévères, nous permîmes de lui dire. Notre nid vaut bien qu’on s’en soucie et nous arrivons bien, enseignants sérieux, à nous reproduire : n’est-ce pas l’essentiel ? On ne fait pas de bonnes omelettes, dit aussi notre sagesse populaire, sans casser des œufs.

 

Mon interlocuteur nous regarda avec commisération. Je suis peiné, dit-il, que vous ne preniez pas au sérieux la leçon que nous offre la mésange couturière. Pourtant vous ne manquez pas de cœur. Méditez sa mésaventure. Vous pourriez vous en porter mieux. Et vos élèves pourraient être mieux préparés et accomplis, juste quand il le faut, pour éclore, agir et produire. Il vaut la peine de se préoccuper de chacun d’eux…

 

Promesses

 Nous promîmes de songer à la mésange couturière en peaufinant nos préparations, nos cours, et les chances d’options offertes à nos élèves au dessus du « socle » des connaissances, du « coquetier », qui leur est désormais promis et garanti.

 

Et nous nous résolûmes de savoir si, de l’ensemble des auteurs, chefs d’œuvre ou savoirs dont nous vanterons l’importance, il ne nous faudrait pas parfois sagement en oublier certains. Et nous avions des raisons pour le faire. A trop vouloir les vanter tous et les imposer en leur tressant des lauriers, on risque d’oublier des connaissances plus appropriées, davantage prospectives, pouvions-nous penser. Le « nid » ne saurait être trop à l’avance préparé.

 

Car on pouvait se souvenir d’une rencontre, chez le philosophe Gabriel Marcel, avec quelques camarades, de l’écrivain André Gide. Nous l’entendons encore, lorsqu’on lui montrait une liste de propositions de notre professeur de lettres à Polytechnique, pour choisir un auteur à travailler sur trente proposés : çà allait de Barrès à Gide, en passant par Montaigne et Rabelais. André Gide avait eu un vrai plébiscite. Pratiquement toute une promotion demandait à avoir un cours sur lui. Cela ne l’a pas trop ému. Il trouvait cela normal. Mais, alors, ce fut le drame : il constata qu’il y avait seulement deux votes sur deux cent trente pour Maurice Barrès. Nous entendons encore sa grande voix, traduisant son émotion : « Quelle leçon ! », leçon de modestie ou de modération, face aux prestiges qui peuvent fasciner un temps, mais disparaître plus irrémédiablement. Ce fait était d’autant plus marquant pour Maurice Barrès. Quand il entrait dans un salon à l’époque, racontait François Mauriac, une grande excitation gagnait la classe intellectuelle française en révérence. Depuis lors, il est tel l’œuf perdu de la mésange couturière.

 

Alors, attention, ne passons pas notre temps à nous imaginer que les jeunes ne doivent pas être responsables ni co-responsables, ni actifs dans leur vie scolaire, nous disions-nous. Oui, on peut encore, à distance, se pénétrer de cette « leçon » et du « Qui trop embrasse… »

Mais l’affectivité n’est-elle prête à s’accommoder de la rouerie induite dans les systèmes sociaux ?


La musique du jour



 



Allégories propices à la démarche enseignante

Imageries institutionnelles sur l’éducation

 Intermède méridional : Oui, roulons les R ! …

« Gestes »  de l’enseignement

 Intermède suspensif entre Damoclès et Gribouille

Petit bestiaire de la relation à autrui

 Intermède rogérien, Le dérapage contrôlé

 

Saga psycho-sociologique du « monde » de l’Education

[1] Marie-Madeleine Davy nous en dit plus à ce sujet, dans L’oiseau et sa symbolique, éd. Albin Michel, 1992 : « Pour la construction des nids, certains mâles se montrent parfois d’inlassables architectes (…) La plupart es espèces de mésanges nichent dans des cavités naturelles qu’elles garnissent de matériaux divers (plumes, brindilles, poils…). La mésange à longue queue, construit un nid qui se présente comme un œuf allongé et vertical percé d’une ouverture latérale dans sa partie supérieure. La texte compacte du nid résulte du maintien des matériaux de construction par un réseau de fibres, cocons, crins  et fils d’araignée. L’intérieur est garni de plumes dont le nombre peut dépasser deux mille ! »

[2] Ce n’est pas exactement ce que plus tard ressent François Guizot : « Ambitieux et indolent, flatteur et dédaigneux, c'était un courtisan consommé dans l'art de plaire et de servir sans servilité, prêt à tout et capable de toutes les souplesses utiles à sa fortune en conservant toujours des airs et reprenant au besoin des allures d'indépendance; politique sans scrupules, indifférent aux moyens et presque aussi au but pourvu qu'il y trouvât son succès personnel, plus hardi que profond dans ses vues, froidement courageux dans le péril, propre aux grandes affaires du gouvernement absolu, mais à qui le grand air et le grand jour de la liberté ne convenaient point; il s'y sentait dépaysé et n'y savait pas agir. Il se hâta de sortir des Chambres et de France pour aller retrouver à Vienne sa société et sa sphère. » extrait de Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps(Tome 1), 1832

 

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