La vie en société demande une certaine organisation des relations et des positions qui soit claire pour tout le monde, indiquant, de façon différente pour certains et pour d’autres, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne doit pas faire, les orientations qu’on doit suivre et les risques qu’on doit éviter.
A force de vivre des structures sociales et des réglementations, en particulier à l’école, on peut oublier de comprendre à quoi cela sert.[1] Et donc, on peut arriver à ne plus vivre de façon sensée. Dès qu’elles sont comprises et imagées, les obligations sont plus supportables, mais il faut envisager aussi ce qu’il advient quand les réglementations ne sont plus observées. Alors, prenons nos places, entre collègues ou avec des jeunes, devant un match et regardons.
L’aquarelle Football a été réalisée en 1917-1918 à Sitges (Espagne) par Robert Delaunay (1885-1941), dans le cadre d’un projet de décor de ballet avec Léonid Massine, directeur des Ballets russes, et le compositeur espagnol Manuel de Falla. Massine est fasciné par le mouvement du ballon et imagine pouvoir mettre en scène une chorégraphie autour de l’objet, rebondissant au milieu des danseurs. extrait de https://histoire-image.org/etudes/planete-football
Distinctions
Dans un match de football[2], les individus ne s’y rencontrent pas n’importe comment. Ils ne s’y heurtent pas ou ne s’y défient pas au hasard, de façon brouillée. Ils sont les uns face aux autres distingués et reconnus dans leurs distinctions.
Car des séparations sont construites sur l’ensemble des personnes réunies : d’abord entre le sous-ensemble des joueurs et celui des spectateurs, ensuite, à l’intérieur du sous-ensemble des joueurs, entre les deux équipes d’une part, et l’arbitre d’autre part ; enfin, parmi les spectateurs, entre les gens du pays et les « visiteurs » venus en « supporters » de leur équipe.
Les habillements, les maillots marquent ces séparations de façon repérable ; selon celles-ci, les joueurs disposent du « terrain » dont ils ont la « propriété » momentanée pour accomplir leurs tâches, cependant que les spectateurs utilisent les tribunes où ils possèdent chacun leur place (pour laquelle ils ont payé, dépensant une partie de leurs « moyens d’action »). Et sur le terrain, chaque équipe se voit attribuer la « propriété » distinctive d’un « but » en même temps que celle, confuse et disputée, d’un ballon.
Des identifications sont complémentairement établies : chaque équipe se reconnaît comme représentant son club, sa ville (des « couleurs ») ; et les « supporters » respectifs s’identifient également à leur image d’équipe formant un « nous » dans lequel chacun (se restreignant) se rapproche et ressent une conformité qui le délivre d’examiner les différences réelles qui le séparent des voisins qui l’entourent.
Tous les présents équilibrent leurs images respectives sur la figure de l’arbitre, assisté des « arbitres de touche », qui signifie l’institution « football » à laquelle on consent à se référer limitativement (par rapport à d’autres formes possibles, instables, de rencontre).
Suivant le jeu des séparations et des identifications, chaque équipe se construit comme un « pouvoir » antagoniste de l’autre. Chaque joueur met, en effet, sa puissance physique à la disposition de ses co-équipiers, suivant une définition des rôles à soutenir (en tant qu’avant, qu’arrière ou que goal etc…) et les rôles s’équilibrent d’autre part sur la figure centrale du « capitaine », lequel établit, par son activité, l’ « autorité » qui sécurise et stabilise l’équipe en une forme unitaire.
Enfin, l’arbitre maintient les séparations et les identifications par sa « responsabilité », c'est-à-dire par le « pouvoir » qui lui est reconnu d’arrêter les joueurs et de les obliger à certaines actions pour maintenir mesuré l’antagonisme de leurs pouvoirs respectifs. Mais aussi, par l’autorité qui se concentre sur lui en tant qu’il est visible, pour les spectateurs comme pour les joueurs, il assure la conformité aux règles en lesquels chacun, indistinctement, se reconnaît et s’identifie plus ou moins consciemment.
Economie des énergies déployées
Ainsi chacun des joueurs jouera en sorte de garder des forces en réserve afin de tenir tout au long du temps défini dans un modèle de la partie ; à cet effet, il se retiendra d’aller anarchiquement à la poursuite du ballon, mais il se mettra à une place relativement convenue par son rôle : il contrôlera ses coups dans le ballon en sorte d’envoyer celui-ci non pas nécessairement le plus loin possible, mais là où il pourra être utilement attendu par un joueur de son équipe selon son rôle propre ; il s’opposera conventionnellement aux joueurs adverses (même si ce sont des amis), mais sans les frapper ; il maintiendra une partie de son énergie motrice en tension pour se maîtriser et se conformer aux règles du jeu et aux indications de son capitaine ; bousculé, il se crispera pour ne pas réagir, afin de s’en remettre aux sanctions édictées par l’arbitre selon un barème défini d’avance ; en raison de celui-ci, il se précipitera pour éviter que le ballon ne « sorte » ; il dépensera de l’énergie pour que ses mains ne touchent pas le ballon, s’il n’est pas gardien de but ; il freinera son élan pour éviter de se mettre « hors-jeu ».
Ces divers comportements seront régularisés par la consommation d’information (d’énergie informationnelle) faite par chaque joueur pour repérer régulièrement, grâce aux maillots différents, les membres de son équipe et les adversaires, et par sa mise en œuvre d’ « influence » pour adresser et recevoir des appels, en particulier du côté du capitaine ou de l’arbitre (bras levés, coups de sifflet).
De même, une importante énergie de caractérisation sera appliquée, continûment par chaque joueur pour interpréter la situation, eu égard à la place du ballon par rapport aux lignes caractéristiques et conventionnelles du terrain en sorte de porter son effort vers le « but » adverse ou de se replier vers le sien. Il agit aussi sur lui-même de façon à tenir son rôle et sa position, selon la méthode mise au point à l’entraînement, quitte même à sacrifier son amour-propre au bénéfice des « valeurs » de solidarité ; il prend garde également aux risques de sanctions.
La clarté et la santé des spectacles
Le spectacle d’un match est terriblement changeant ; il conserve cependant une forme suffisamment claire pour être suivi par de grandes foules. Le train mené par les équipes en s’adaptant l’une à l’autre marque généralement un régime assez permanent des énergies et informations actualisées avec un certain « jeu », autant que les équipes sont de force comparable ; ce que les normes demandent.
Remarquons bien que la forme ainsi construite absorbe le surplus des énergies des joueurs. Qu’un accident survienne, et les normes, rôles, objectifs, sanctions et autres pôles seront oubliés, les énergies qu’ils requéraient seront disponibles pour des efforts de solidarité ou de querelle, requis par la situation de crise.
De même la forme du match, en spectacle, absorbe les énergies du public : on sait, depuis Athènes ou Rome, combien les sports sont des activités régulatrices, évitant les débordements d’agressivité et détournant les foules d’excès antisociaux (panem et circenses[3]!) ; on sait aussi que les forces ainsi exercées peuvent être utilisées ensuite pour les guerres ! On sait trop bien aussi ce qui arrive quand des hooligans perturbent le déroulement du match et parfois le détruisent.[4]
Ecole et Match
Compte tenu de la culture footballistique actuelle[5], très impressionnante chez les jeunes, un mythe du match de football peut être très percutant. Non seulement pour les jeunes mais aussi pour les enseignants : quel jeu ? Quels partenaires ? Quelles stratégies ? Quelles règles ? Quels sont les supporters ? Que sont les arbitres ? Enseignants, élèves, chefs d’établissements ?
On peut en premier lieu se mettre d’accord dans chaque classe pour reconnaître qu’apprendre, c’est jouer en équipe.
On pourrait commencer comme cela : depuis que nous sommes à l’école, on nous parle et nous parlons de règlement, de règles, des places, de même que de programmes, de leçons, de devoirs, et autres obligations. Entre nous, à quoi cela sert, ces sortes de contraintes et d’obligations qui sont imposées aux uns et aux autres ? Essayons d’y réfléchir en ouvrant nos yeux et nos réflexions sur la réalité d’un match de football et sur les raisons qui font qu’il nous parle, qu’il nous intéresse.
Le match se présente comme un jeu réglementé de façon à être pouvoir nettement lisible, visible, compréhensible dans son déroulement compliqué et pourtant simple : avec lui, on ouvre un espace-temps délimité, dans lequel on va pouvoir sentir, comprendre et réagir ensemble à ce qui se passe. A y regarder de près, c’est ce qu il faut aussi comprendre dans l’Ecole : avec ses réglementations, son emploi du temps, ses programmes, ses échanges de travaux et devoirs, ses recherches et ses « passes » de savoirs à bien contrôler et placer. C’est une suite de matchs !
De même que les « règles du jeu » imposées aux différents acteurs (arbitres, joueurs, spectateurs) permettent, quand elles sont respectées, qu’il y ait un spectacle, des émotions et une certaine libération cathartique de l’énergie collective, de même, l’Institution scolaire, par les règles qu’elle impose, civilise les relations entre les personnes, adultes et jeunes. Elle rend possible à la fois une coexistence d’intérêts opposés et de passions antagonistes[6]. Les parents, la société, l’environnement sont bien des spectateurs, souvent supporters frémissants. Les enseignants sont bien, de leur côté, des entraîneurs soucieux ; cependant que les directeurs, inspecteurs, jurys, sont arbitres de touche, arbitres ou présidents ! Et le ballon qui bouge peut bien symboliser le savoir en jeu.
Mais la conséquence du match peut être un sentiment d’avoir vécu un moment intense (ah, les rencontres d’anciens élèves !) et de s’être soi-même libéré d’un supplément d’énergie et de force qui se trouvait inemployée. Si l’énergie disponible ne se consomme pas en « passes » réglementées, elle passe par la personne elle-même qu’elle échauffe malencontreusement comme le courant de Foucauld dans un conducteur. Quelle que soit la position, d’observateur même, la mise en scène du match sollicite l’énergie de chacun. Et on connaît la vivacité des querelles récurrentes sur l’école, notamment en France. La centration sur le jeu et les demandes d’énergies à produire détournent cependant de la violence sociale potentielle.
La transposition est aussi valable dans le cadre de la classe : les élèves ont tendance à se situer dans quelques oppositions assez simples ; s’ils appliquent les marges prévues par le règlement, les échanges d’énergie entre eux restent supportables. Les élèves peuvent se tolérer les uns les autres sous l’arbitrage du corps enseignant dans l’établissement et dans la classe. Une tolérance réciproque dans la mise en œuvre des activités. Quelque chose se passe à quoi on est attentif, et qui évite de s’en prendre aux voisins.
extrait du
Buts, ballons, objectifs et équipes
Mais on peut utiliser d’autre symbolismes : que signifient la notion de ballon, la notion de but, et même la notion de match ? La notion d’équipe et d’arbitrage en vue de réguler l’application des règlements dans l’institution scolaire.
Le ballon, c’est ce qu’on cherche à contrôler et à conserver envers et contre les entreprises d’adversaires reconnus, en vue d’un aboutissement dans un lieu défini, un but qui est celui que garde l’adversaire. Par rapport à des difficultés provenant du terrain ou des antagonismes, une certaine maîtrise est requise par rapport à la réalité signifiée par le ballon : celui-ci requiert une compétence qu’il s’agit d’exercer pour l’acquérir et la signifier dans des apprentissages variés. Elle s’exerce en entraînement et en matchs, suivant une compétence individuelle et une coopération collective entre lesquelles le ballon circule. Elle suppose à la fois, une très grande vitesse des perception et l’inattendue surprise de chaque instant. La vigilance est constante, la supervision du terrain nécessaire pour envisager la meilleure stratégie possible. L’imprévu permet de hausser le niveau de tension intérieure de chacun et même temps, l’élan de conspiration avec d’autres. Car on apprend par soi et par les autres, pour soi et pour les autres.
Les arbitres sont ceux qui rappellent les contraintes, les limites, les obligations, ainsi qu’ils évaluent, qualifient et sanctionnent les faux pas ou les « hors jeu », les sorties hors du cadre de signification et de mesure. Sur le terrain scolaire, cela pourrait être le rôle de l’administration et les enseignants mais aussi cela peut être celui des élèves modérateurs, facilitant les relations entre les camarades et eux-mêmes, comme par exemple les élèves-médiateurs, dans la relation ou dans la représentation, celle aussi, dans les activités de l’EPS, des « jeunes arbitres[7] » explicitement parlant. C’est la richesse des rôles de responsabilité, de régulation, qui peuvent être confiés à des élèves de façon plus ou moins permanente, et sans l’intervention desquels les enseignants risqueraient de voir se dissiper leur propre autorité. L’autorité n’est assurée que quand elle est déléguée, non confisquée.
Une autre compréhension du match est celle qui nous invite à réfléchir à la notion d’équipe à l’intérieur de la réalité scolaire. Existe-t-il une solidarité entraînée et visible entre les enseignants, toutes disciplines reconnues et honorées. ? L’existence des enseignants en tant que corps peut-elle être suffisante pour éviter la mise en défaut de certains enseignants face à des groupes d’élèves. coalisés pour des raisons multiples et souvent extra-scolaires ?
Peut-on conjurer le risque de la caricature d’une entrée sur le terrain scolaire d’une équipe soudée d’élèves, cependant que l’équipe enseignante se manifesterait en désordre, jamais complète, en relative ignorance des uns des autres. Tous sont utiles à leur place et utiles aux autres dans des coopérations hautement souhaitables pour emporter le match, entre des avants, des arrières, des libéraux.
Enfin, les buts définissent des valeurs auxquelles on tient et que l’on souhaite défendre, et, en réciprocité, les buts des adversaires sont considérés comme des obstacles à l’accomplissement de ses propres valeurs et comme signifiant des objectifs à atteindre. L’apprentissage suppose l’affrontement des résistances mais également la canalisation vers des objectifs simples dans le terrain du travail. La notion de but supporte aussi celle de projet individuel, collectif, comme de projets personnels encadrés.
La limite de la métaphore serait de penser équipe contre équipe, enseignants contre élèves, élèves contre élèves,ou de supposer que l’adversité provienne d’autrui. Ce qu’il faut plutôt retenir, c’est qu’il ne peut y avoir de vie collective sans le respect de règles conventionnelles qui permet le respect des personnes et qui rend possibles les progressions des uns et des autres dans les trajectoires de leur existence.
Il pourrait être intéressant de montrer comment des cours d’éducation à la citoyenneté puissent illustrer leur leçon, leur explication des règlements et des droits, par la référence ou l’utilisation de la métaphore du match[8], qui peut être intériorisée.
La musique du jour
[1] Il est « frappant » de constater l’ancienneté, voire l’antiquité du jeu de balles dans notre Europe celtique, pré-latine, puis latine et médiévale : « seault » ou « soule », ,puis « foeth ball » sur le terrain anglais. Interdit de manière récurrente, et donc très inefficacement, ce type de jeu permet la régulation des relations entre clans, entre villages, avant d’être finalement « institutionnalisé », quoique fort tardivement en 1863. C’est par là aussi une étape du « process de civilisation », où l’Etat, l’institution canalise dans bien des domaines des attitudes personnelles et collectives et des traditions collectives Quelques détails historiques sur la page http://perso.wanadoo.fr/archeofoot/Projet/ArcheoOrigines.html . Le classique du genre : JEAN-JULES JUSSERAND, Le sport et les jeux d'exercice dans l'ancienne France, Plon, 1901, dont quelques extraits http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Football--Le_sport_et_les_jeux_dexercice_dans_lancienne_France__La_soule_par_Jean-Jules_Jusserand
[2] Une définition laconique : Sport dans lequel 22 joueurs divisés en deux camps s'efforcent d'envoyer un ballon rond dans le but du camp adverse, sans l'intervention des mains, au cours d'une partie divisée en deux demi - temps de quarante-cinq minutes chacune.
[3] Du pain et les jeux du cirque (JUVÉNAL, satire X, vers 81). Voilà tout ce que demandaient les Romains de la décadence, du pain et les jeux du cirque, c'est-à-dire du blé au forum et les spectacles gratuits. Quant à la liberté, on n'y pensait plus.
[4] André de Peretti, Risques et chances de la vie collective, Paris, éd. EPI, 1972, p. 61 sq
[5] A l’occasion du Mondial 1998, un article sur TF1 en retenait ces termes : « Football et société sont tellement imbriqués qu’il existe une politisation du football et une "footballisation" de la société. Les enceintes des stades sont ainsi devenues des terrains de conflits ou de rapprochement au gré des relations internationales."
[6] Elias (N.), La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973,
[7] Dans le domaine scolaire, voir l’effort important des enseignants d’EPS pour la formation de « jeunes officiels » en qualité d’arbitre, par exemple, dans l’académie de Créteil http://www.ac-creteil.fr/eps/UNSS/ACAD/circulaires/sportco/jeunesofficielssportco.htm; et un ouvrage utile pour intégrer pratique sportive et citoyenneté, même dans les TPE, Education physique et sportive. Tome 2 Classes de seconde, première et terminale, Klein Gilles, Bergé Francis, Collectif, CNDP, 2003
[8] Voir aussi « ethnologie d’une passion : le match de football, un court article en ligne http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n13a5.html .
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