Icare en éducation, une dystopie des années 2040 à l'Ecole
- François Muller
- il y a 11 heures
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Dernière mise à jour : il y a 54 minutes

La Chute d'Icare, anonyme, c. 1583, huile sur bois, 63 × 90 cm, Musée van Buuren. voir https://rpn.univ-lorraine.fr/UOH/METHODOLOGIE_EN_HISTOIRE_DES_SCIENCES/co/partie_01.html
Autour du mythe d'Icare: Le concept d’ “hubris”, ou d’“hybris”, désigne le contraire de la mesure. Icare, fils de Dédale qui se brûle les ailes en tentant de fuir le labyrinthe avec son père, est l’exemple même de la démesure. “Il aurait dû ne pas être trop près de l'eau parce que l'eau va alourdir les ailes et pas trop près du soleil sinon les ailes vont fondre” commente Pierre Judet de la Combe. C’est l’usage démesuré de la technique, ici les fausses ailes, qui est pointé du doigt par ce mythe. Ainsi, “la technique n’est pas la prudence, elle ne donne pas tout, il faut savoir la contrôler par une autre technique”.
Le rapport Icare 2040 : scénario d'alerte pour l'École de la République
Le bifurcation manquée
Le présent rapport, en janvier 2040, se propose d’analyser la crise systémique qui paralyse aujourd’hui l’École de la République. Notre objectif est de déconstruire la chaîne causale qui, à partir des années 2010, a transformé des réformes éducatives ambitieuses en catalyseurs d’un effondrement sans précédent. À l’époque, le système éducatif français se trouvait à un carrefour critique, une bifurcation de trajectoire aussi cruciale que celle mise en scène par Alain Resnais dans ses films «Smoking or No Smoking ». Une décision, un choix de paradigme, et l’avenir tout entier basculait.
Avec le recul, il est désormais clair que la voie choisie autour des années 2020, celle d’une modernisation technocratique et d’une innovation pédagogique à marche forcée, fut la mauvaise. Ce document retracera, étape par étape, comment cette bifurcation manquée a conduit à la situation actuelle, en commençant par le maillon le plus essentiel et le premier à avoir cédé : la profession enseignante.

La crise de la vocation : l'enseignant augmenté, l'humain diminué
La profession enseignante a toujours été la clé de voûte du système éducatif. Sa dégradation progressive, puis son effondrement, ont servi de détonateur à la crise globale que nous connaissons. Ironiquement, ce sont les initiatives de «développement professionnel », présentées dans les années 2010 comme le remède à tous les maux, qui ont initié ce déclin. Conçues pour valoriser et outiller les professeurs, elles ont été dévoyées en instruments de contrôle managérial, instaurant une culture de la performance contre-productive, axée sur des indicateurs quantitatifs décorrélés des objectifs d'apprentissage, qui a broyé les individus.
Dans l'école de 2040, les « communautés d'apprentissage professionnel » sont devenues des arènes de compétition où chaque enseignant doit fournir des « preuves d'impact » chiffrées de son action, gamifiées sur des tableaux de bord nationaux. Ce système, loin de favoriser l'entraide, a institutionnalisé la surveillance entre pairs et exacerbé un « sentiment d’isolement unanimement partagé ». La collaboration, érigée en dogme, a paradoxalement détruit toute véritable culture d'équipe. L'« ami critique », cet accompagnateur bienveillant promu par les réformateurs de l'époque, s'est mué en agent de contrôle, dont les observations alimentent les algorithmes d'évaluation continue.
Cette pression constante, couplée à une charge de travail bureaucratique exponentielle, a provoqué une crise du recrutement historique et un malaise endémique. Le métier, vidé de son sens et de son humanité, n'attire plus. Face à une crise de recrutement ingérable et à l'effondrement de la confiance entre pairs, les décideurs ont vu dans l'automatisation et la surveillance algorithmique non pas une solution, mais une nécessité pour maintenir un semblant de contrôle sur un système en décomposition.
L'archipel numérique : quand la connexion crée l'isolement
La transition vers le tout-numérique fut la réponse technocratique à la crise de la vocation enseignante. Présentée comme une avancée inéluctable et la "révolution du grand soir" par les décideurs politiques et territoriaux, elle a achevé de déshumaniser l'acte d'apprendre et de transformer l'école en un archipel d'îlots solitaires, connectés par des ponts de fibre optique mais séparés par des océans d'incompréhension.
L'école de 2040 est entièrement régie par des Environnements Numériques de Travail (ENT), couplés en direct avec le système «PRONOTE » des années 2020. Ces plateformes exercent une surveillance algorithmique constante. Chaque interaction d'un élève sur l'ENT — chaque temps de réponse, chaque mot-clé utilisé dans le chat, chaque vidéo visionnée à 70 % — alimente en temps réel un « score de conformité », affiché en permanence sur le tableau de bord de l'enseignant et des parents, générant un « stress lié à l'évaluation » permanent.
Dans ce contexte, le paradigme de la « classe inversée » s'est imposé par défaut. Les cours, jugés obsolètes, sont des capsules vidéo générées par IA et consultées à domicile. Le temps de classe est consacré à des activités où l'enseignant, simple «régisseur » impuissant face à un script écrit par l'algorithme, anime des flux numériques. Le système a ainsi externalisé la responsabilité de l'environnement d'apprentissage sur la sphère familiale, transformant l'inégalité sociale en un déterminant direct et quantifiable de la réussite scolaire et creusant une « fracture sociale » abyssale. Cette dépendance au «pilotage automatique» a favorisé l'atomisation des parcours, préparant le terrain au chaos pédagogique.
La pédagogie du chaos : émiettement des savoirs et désengagement généralisé
Les innovations pédagogiques des années 2010, telles que la « classe flexible » ou la « pédagogie de projet », portaient en elles des promesses d'engagement. Cependant, leur systématisation sans discernement, imposée à un corps enseignant exsangue et dans un cadre technologique déshumanisé, a engendré un chaos organisationnel et une chute drastique du niveau scolaire.
La généralisation de la « pédagogie de projet » et du travail en « groupes à taille variable » a conduit à un « travail émietté » et à une perte totale de structuration des savoirs. L'abandon de tout enseignement structuré au profit d'une succession de projets et de tâches parcellaires, où des méthodes plutôt socio-constructives ont été dévoyées en micro-activités chronométrées, a provoqué l'effondrement des connaissances fondamentales, confirmé par les résultats catastrophiques de la France aux évaluations internationales de type PISA. Le « saupoudrage horaire », autrefois critiqué, est devenu la norme.
Sur le plan social, l'obsession du travail coopératif a exacerbé les tensions. En l'absence de toute formation à la gestion de conflit et sous la pression constante de l'évaluation par les pairs, la « coopération » est devenue une compétition féroce pour le leadership au sein des micro-groupes. Les dynamiques de projet se sont transformées en arènes où les alliances se faisaient et se défaisaient, créant un environnement d'instabilité sociale propice à l'isolement et au harcèlement des plus vulnérables, fléau déjà majeur dans les années 2020. Cette faillite pédagogique a rendu le système d'évaluation traditionnel obsolète, forçant une transition vers un modèle prétendument bienveillant, qui s'est avéré tout aussi destructeur.
L'évaluation sans valeur : Le triomphe de l'anxiété
En 2040, l'échec du système éducatif se cristallise dans la faillite de son système d'évaluation. L'abandon de la notation chiffrée, loin de réduire le stress, a instauré un climat d'incertitude et d'anxiété généralisées. En cherchant à éradiquer la sanction, l'école a supprimé toute forme de repère clair, plongeant élèves et familles dans un brouillard anxiogène.
L'« évaluation par compétences » s'est transformée en une usine à gaz bureaucratique. Chaque élève est soumis à une «saturation notatoire » d'un nouveau genre, où la moindre « micro-compétence » est traquée en continu par les plateformes numériques. Cette surveillance constante, loin de rassurer, a décuplé la « peur d'avoir une mauvaise note », car l'échec n'est plus ponctuel mais enregistré et agrégé en permanence au profil de l'élève.
Malgré cette débauche de data, le système produit des appréciations automatisées aussi peu lisibles que les anciens «bulletins trimestriels ». Formulés dans un jargon technico-pédagogique, ces retours laissent les élèves et leurs parents dans un profond «désarroi » face à un parcours scolaire illisible et une orientation opaque, pilotée par des algorithmes. En voulant à tout prix optimiser ses processus sans jamais questionner ses finalités, l'École de 2040 a méthodiquement conçu sa propre obsolescence, produisant un système qui combine l'inefficacité bureaucratique du XXe siècle avec l'anxiété algorithmique du XXIe, et officialisant ainsi l'échec de sa mission fondamentale.
Néanmoins, que ferons-nous ?
Le Rapport Icare s'inscrit dans un contexte de crise qui invite à un « retour d’expérience » pour esquisser des scenarii, qu'ils soient conservateurs ou plus innovants, selon la capacité d'intelligence des acteurs.
Pour éviter une vision dystopique ou un « burn-out de la société française » qui se traduit par un besoin urgent de bâtir de nouvelles espérances, relions un ensemble de solutions systémiques axées sur la transformation des pratiques, le développement professionnel collectif et la refonte de l'organisation scolaire.
Transformer les pratiques et la pédagogie
La transformation du métier nécessite de passer d'une logique d'enseignement transmissif à une approche par compétences, où l'élève est l'acteur de ses apprentissages.
Développer l'autonomie et la responsabilité des élèves : il faut utiliser des dispositifs qui favorisent l'autonomie et la responsabilisation, tels que l'accompagnement personnalisé, le travail en projet et la pédagogie de l'enquête. Il est crucial d'associer pleinement les élèves à l'élaboration et à la construction progressive de l'innovation, car ils peuvent ramener les projets à la réalité de leur existence.
Privilégier le processus à la performance : le projet n'est pas une fin en soi, mais un moyen de mobiliser l'attention et les savoirs. Il faut que la logique de formation soit plus forte que la logique de réussite finale.
Gérer la diversité et l'hétérogénéité : face à la grande hétérogénéité des classes, il ne s'agit pas d'adapter le programme (ce qui n'est pas du ressort de l'enseignant), mais d'adapter la pratique individuelle et l’organisation collective des enseignements. Il faut accompagner « tous » les élèves et prendre en compte la diversité, qui est une richesse pour la société de demain.
Intégrer la dimension émotionnelle et sociale : il est fondamental de créer des systèmes où les jeunes aient envie d’aller à l’école, en plaçant l'émotion au cœur des programmes et du climat scolaire. Les enseignants doivent développer l'analyse des situations difficiles pour mesurer la dégradation subjective de l'élève dans sa relation à l'école. De plus, il est possible d'influer sur le contrôle des émotions, la persévérance et la résolution non violente des conflits.
Adopter une dynamique collective et systémique
Le changement durable ne peut être individualiste ; il doit être collectif et systémique.
Travailler collectivement : un mouvement est efficace s'il est commun à l'organisation tout entière, avec des objectifs partagés et une méthode d'enseignement unifiée. La coopération doit être envisagée comme une stratégie d’apprentissage.
Utiliser l'innovation comme processus : l'innovation doit être comprise comme un processus de changement dans un contexte spécifique, dynamique et collectif. Elle est souvent déclenchée par une vraie difficulté rencontrée, non résolue immédiatement, qui remet en question le système lui-même. Le changement est un voyage et non une planification rigide ; il faut "agir et planifier" plutôt que "planifier et agir".
Gérer l'inertie et la résistance : pour mobiliser les personnels réticents (les "réfractaires"), il faut concevoir des approches et des outils dédiés, notamment en évitant les apports didactiques descendants. Les arguments d'inertie comme « On a déjà essayé » ou « Ce n'est pas prévu dans le budget » sont courants, mais des réponses argumentées peuvent être trouvées collectivement.
Favoriser le développement professionnel continu (DPC) : le DPC est le levier le plus puissant pour la réussite des élèves et permet aux enseignants de rester pertinents et épanouis. Cela implique de travailler sur la déprivatisation des pratiques (aller voir chez un collègue) et de reconnaître l'expertise de chacun.
L'importance de l'accompagnement : les évolutions de pratiques collectives nécessitent l’accompagnement par un tiers externe ou un « ami critique ». L'accompagnement doit être contextualisé et penser sur la durée.
Repenser l'organisation et la gouvernance
Le progrès des systèmes éducatifs repose sur l’amélioration du fonctionnement de chaque établissement.
Changer la culture de l'évaluation : l'évaluation doit associer les acteurs. Elle ne doit pas se concentrer uniquement sur les échecs, mais aussi valoriser les réussites et aider à les transférer à d'autres situations. L'évaluation doit être communiquée et couplée au système pour être « intelligente ».
Gouvernance systémique et confiance : il faut basculer d’une gouvernance organique (concepteur, préconisateur, contrôleur) à une gouvernance systémique (stratège, facilitateur, évaluateur). Il est nécessaire de développer des relations de confiance avec les enseignants.
Penser le temps et l'espace autrement : il faut accorder de la souplesse dans la gestion du temps scolaire. La gestion par projet crée du désordre, qu'il faut accepter et anticiper. Il est nécessaire de questionner l'espace et la temporalité pour plus d'efficacité. Le réaménagement des espaces (comme dans le projet ECLA) en lien avec les usages modernes et le bien-être peut impulser un changement de posture professionnelle.
Partenariat et ouverture : les liens de l’établissement avec son environnement local (collectivités, associations, parents) sont essentiels pour son succès. Il est recommandé de consulter les utilisateurs (enseignants, élèves, parents, personnels techniques) lors des réaménagements pour réussir.
L'évolution d'une pratique collective prend du temps, estimé à deux ou trois ans pour une équipe. Il s'agit d'une démarche progressive qui consiste à introduire une petite dérivation, que Lucrèce appelait le « clinanem », pour faire bouger l'institution qui est encore souvent rigide et tayloriste. Cette approche, dite de la « politique des petits pas et fêter les victoires », permet de maintenir le moral et l'élan, même lorsque le cap semble lointain.
Éviter la dystopie de l'école n'est pas comme suivre une recette de cuisine unique pour un résultat parfait (il n'existe pas de solutions clés en main), mais plutôt comme naviguer dans un archipel complexe : il faut une boussole (des objectifs clairs), une carte (une vision systémique des pratiques) et l'acceptation que le voyage sera fait d'incertitudes et d'escales intermédiaires, nécessitant la coopération de tout l'équipage pour durer. C'est en faisant un effort léger, comme le clinamen de Lucrèce, que l'on peut attirer des associations et induire les structurations nécessaires pour le changement.
ICARE, c'est aussi en éducation quelques déclinaisons et des équipes sur le terrain:
ICARE est un projet jeunes chercheuses jeune chercheurs financé par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche, Subvention ANR-22-CE33-0002) portant sur l’interaction humain-machine, l’éducation et la collaboration à distance.
Le GTnum ICARE #pratiqueshybrides (« Enseigner en contexte hybride : évolution des pratiques pédagogiques, des postures et des gestes professionnels ») a été animé par le laboratoire ICARE (université de La Réunion et CUFR de Mayotte), avec le soutien du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse (Direction du numérique pour l’éducation) et la contribution des délégations régionales académiques au numérique éducatif (Drane) de La Réunion et de Mayotte., voir https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/agence_des_usages/GTnum/GTnum_ICARE_pratiqueshybrides_portfolio_Nov2023.pdf
L’Institut Coopératif Austral de Recherche en Éducation (Icare, implantée sur trois sites géographiques distincts, répartis entre La Réunion et Mayotte : INSPÉ à Saint-Denis (La Réunion) localisé sur le site de Bellepierre, ce site accueille neuf enseignants-chercheurs et un membre en détachement à l’UFR Sciences de l’Homme et de l’Environnement (SHE) ; sur le site du Tampon (La Réunion), ce site regroupe quatre enseignants-chercheurs, contribuant principalement aux recherches sur les médiations en contextes éducatifs. Enfin, au Centre Universitaire de Formation et de Recherche de Mayotte (CUFR/UM), situé à Dembeni, ce site compte sept enseignants-chercheurs et un membre en détachement, avec un focus particulier sur les problématiques éducatives locales, notamment le plurilinguisme et l’inclusion
Le projet IECARE fait suite à un autre projet ANR (DALIE), qui s’était intéressé la mise en oeuvre d’une approche curriculaire de l’enseignement de l’informatique à l’école primaire », notamment à l’occasion de séances liées à la robotique pédagogique, au traitement de données numérisées et à la familiarisation avec les enjeux liés au développement massif de ces technologies dans nos sociétés.
I Care/You Care, le programme de psycho-éducation développé par l’équipe de professionnels du CJAA’D, Centre d’Evaluation pour les Jeunes Adultes et Adolescents du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, dispensé en simultanée pour des jeunes après un premier épisode psychotique, et leurs parents.
ICARE, association étudiante de l'UVSQ basée à la Maison des Etudiants à Guyancourt mais également au Campus des Sciences à Versailles ! Cela fait 28 ans que l'association d'éducation populaire sur les questions environnementales et sociales est animée par des étudiant.e.s engagé.e.s !






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