P comme pratiques professionnelles (le carré magique)
- François Muller
- 1 nov.
- 7 min de lecture

Edvard Munch: Complete Paintings: Catalogue Raisonné, 360 - Internationale Kunstausstellung des Sonderbundes Westdeutscher Kunstfreunde und Kunstler zu Coeln 1912,
Le principe de la « liberté pédagogique » est consubstantiel au métier d’enseignant ; il est à la fois historiquement affirmé et actuellement inscrit. Pourtant, les pratiques enseignantes sont rigoureusement balisées par les instructions officielles et autres programmes, illustrés par autant de manuels et de publications attenantes, plus ou moins fidèles à l’esprit.
Dans le même temps, les rapports d’inspection, régionale, ou ceux de l’inspection générale[1] disent la difficulté de faire évoluer les pratiques et identifie par ailleurs les facteurs d’inertie et les freins, pas toujours au niveau des enseignants eux-mêmes.
En accompagnant les équipes sur le terrain, nous retrouvons les cinq arguments d’inertie et d’usage ou ici de non-usage, avec quelques variantes indubitables, justifiant le statu quo :
¨ On n’a pas les moyens…
¨ Je n’ai pas été formé….
¨ Que va dire mon inspecteur ?
¨ Cela a déjà été essayé, mais cela n’a pas marché…
¨ Que vont penser les collègues ?
Ou sous une autre forme, plus joliment

On ne peut décider, suivre décréter ou même suggérer le changement,, sinon en prendre l’initiative, sans en comprendre d’abord les mécanismes psycho-sociaux, car ses acteurs sont légitimes dans leurs choix ; l’investissement dans l’action est un processus à la fois individuel et collectif.
Tensions et renforcement paradoxal
Au moment d’un séminaire de cadres au niveau national, on a pu faire l’analyse des propos tenus en plénière comme en atelier, pour mettre au jour (dit-on en archéologie) les forces et inerties qui travaillent notre corps social en tension dynamique. Il s’agissait alors d’analyser les « pratiques » observables du pilotage, pour un chef d’établissement, pour un inspecteur d’académie, pour un inspecteur pédagogique ; tous sont cadres et, comme l’enseignant de base qu’ils ont été, éprouvent parfois quelques difficultés à identifier les questionnements professionnels.
Les couples ainsi identifiés sont comme les deux côtés d’une même médaille, avers et revers, à savoir indissociables.
Juger <- -> comprendre
fatalisme sociologique <- -> acte pédagogique
Évaluer <- -> accompagner
Indicateur <- -> indication
Contrôler <- -> vérifier, réguler
Confidentialité <- -> élargissement du cadre, des acteurs
Militantisme <- -> professionnalisme
Transversal <- -> didactique
Didactique <- -> pédagogie
Pédagogie <- -> organisation de la classe
Formation <- -> changement
Changement <- -> identités professionnelles
Application de réforme <- -> résolution de problème
Statuts <- -> fonctions, compétences
Hiérarchie à la « française » <- -> pilotage pédagogique
tâche <- -> Activité
Performance immédiate <- -> temps du projet
Je sais <- -> je ne sais pas (faire) (tout seul)
Expertise <- -> co-élaboration , négociation convenable
Approche scientifique <- -> prégnance des « idées sur les choses »
Absolutisme <- -> modestie et pragmatisme
Dans l’analyse des pesanteurs et des inerties de la pratique, nous pouvons proposer quelques hypothèses explicatives..
Certaines sont en rapport avec la collectivité à l’intérieur de laquelle on souhaite instaurer des changements: mais le caractère plus ou moins imposé de ces changements par l’autorité responsable implique trop souvent que celle-ci ne tient aucun compte de l’expérience préalable acquise par les intéressés, dénie à ceux-ci toute possibilité de remarque ou de suggestion, a fortiori évite de les consulter préalablement à toute application et tende à les considérer comme quantité négligeable.
D’autres ont trait aux individus eux-mêmes. D’une part l’inertie, ou l’économie de ses propres énergies, inhérentes à la nature de chaque homme l’incitent à hésiter devant la nécessité d’un effort de transformation : qu’il s’agisse de ses propres connaissances, de ses vieilles habitudes, ou même de ses méthodes, devenues des routines : "cela allait bien jusqu’ici; il n’y a pas de raison pour changer". Cette opposition réflexe à l’innovation a été la cause de bien des échecs et de nombre de retards sur la voie de l’amélioration des techniques d’enseignement.
D’autres encore dépendent des interactions dans le groupe. La pression du groupe s’exerce vers l’uniformisation des performances individuelles ainsi que l’a montré l’expérience de Coch et French concernant une ouvrière séparée de son équipe de travail. Il existe de plus chez chacun une tendance endogène à éviter de se désolidariser de la norme élaborée et admise par le groupe. Si bien que Lewin a été fondé à poser en principe qu’il est plus facile de modifier les normes d’un groupe restreint (qui s’imposeront alors à ses membres) que de modifier isolément les normes acceptées par chacun des participants.
Un groupe demeure solidaire, et c’est solidairement qu’il pourra réexaminer et modifier ses normes de fonctionnement ou de performance. Et les enseignants, dans les établissements et dans l’institution, travaillent délibérément ou passivement en groupe, ou plutôt, dans la pesanteur de divers « mondes » (sinon slogans).

Variété requise des ressources et des points d’appui
Nous devons, en effet, en la complexité des problèmes de formation et d’enseignement, tenir compte de la loi systémique d’Ashby :
Plus on augmente la variété, l’hétérogénéité d’un système, plus ce système sera en principe capable de performances plus grandes du point de vue de ses possibilités de régulation, donc d’autonomie par rapport à des perturbations aléatoires de l ’environnement.
Variété et complexité vont évidemment de pair : or, ce que nous constatons, c’est qu’il y a une grande variété des pratiques ou qui ont existé ; mais la plupart du temps, elle est escamotée par une réponse de type du mythe identitaire, par réduction à un schéma unique, au lieu de réponses multiples à un problème, fut-il récurrent.
On observe à cet égard un foisonnement des formes à utiliser en raison de l’extrême différenciation des personnes, enseignants comme élèves, ainsi que de la richesse des modalités d’adaptation qui ont été réussies.
Et c’est une contradiction de voir, à l’intérieur de l’université et des habitudes enseignantes, penser qu’on n’a pas à tenir compte de toutes les expérimentations, passées en recherchant la transmission de connaissances et l’aide au développement de la personnalité.
C’est une attitude anti-scientifique, une indéniable indécence, de faire avec morgue, ignorante, fi de toutes les autres pratiques, en rejetant leur prise en charge et le dégagement de la variété des formes à accomplir. Une telle oblitération est facilitée par une imagerie idyllique du passé (« quand j’étais élève »), avec des erreurs flagrantes et une idéalisation fort loin de toute réalité historique, et osant s’appuyer sur un rejet contradictoires de toutes les recherches scientifique. Mais ne voit-on pas par ailleurs les sciences humaines traitées avec mépris ou amusement. !
Il faut contribuer à la dynamique professionnelle de la compétence, en sachant opérer une combinatoire des ressources
La compétence renvoie à un contexte de mise en œuvre déterminé, combinant originalement des ressources, en fonction des exigences concrètes et de l’environnement. Elle n’est donc pas assimilable à un acquis de formation, obtenu dans un cadre abstrait, réducteur. Elle se développe au cours de la carrière et peut se perdre (obsolescence !). Elle ne peut se repérer selon le seul mode absence/présence, il faut en vérifier le degré réel et le niveau d’adéquation persévérante. Le niveau d’expertise est en effet une donnée essentielle, notamment dans une logique de repérage des transferts effectifs de savoirs et de méthodes cognitives
ou professionnelles.
Si la compétence est un système qui associe de façon combinatoire divers éléments, il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène cumulatif.

Le Boterf propose en cette perspective une définition rigoureuse de la compétence, en termes de savoir combinatoires et suggère de remettre le temps au centre de la compétence :
« L’individu peut être considéré comme constructeur de ses compétences. Il construit ses compétences en combinant et en mobilisant un double équipement de ressources des ressources incorporées (connaissances, savoir-faire, qualités personnelles, expérience...) et des réseaux de ressources de son environnement (réseaux professionnels, réseaux documentaires, banques de données...). La compétence qu’il produit est une séquence d’actions où s’enchaînent de multiples savoir-faire. « La compétence est un savoir-agir responsable et validé, c’est-à-dire savoir-mobiliser, savoir intégrer et savoir-transférer des ressources...
Elle ne réside pas dans les ressources mais dans la mobilisation de ces ressources... elle n’est pas de l’ordre de la simple application mais de la construction ». C’est précisément à une possibilité de mobilisation avisée, large et sans oubli ou « actes manqués », que répond l’enrichissement d’une ingénierie propice au métier d’enseignement et de formateur.
Le puzzle ci-dessous peut nous rappeler la figure des savoirs à correctement placer dans la situation scolaire, par rapport à soi, mais quels sont les deux ou trois savoirs ou ressources qu’il nous renforcer : entourez-les !

On pourra encore ajouter aux éléments cognitifs ou techniques ci-dessus la capacité de recourir ou faire recourir à la méta-cognition. Du point de vue d’Argyris et Schön : « Tout être humain a besoin de devenir compétent dans son action et simultanément dans la réflexion sur son action, de façon à apprendre à partir d’elle. » D’une manière générale, on a pu observer que les praticiens compétents en connaissent ordinairement plus que ce qu’ils peuvent en dire. Ils font preuve d’une sorte de savoir dans l’action dont la plus grande partie est tacite. Les compétences ne s’enseignent pas abstraitement.
Autrement dit, la compétence est inséparable de l’action et de l’expérimentation persévérante. et elle ne peut être véritablement appréhendée qu’au travers de l’activité concrète et responsable par laquelle elle s’exprime et dont elle permet la réalisation.
L’efficience des dispositifs de formation favorisant le développement professionnel des enseignants est étroitement couplée à l’écosystème auquel les enseignants et vous-mêmes appartenez.
Les « marqueurs » du changement en établissement
Faudrait-il alors renoncer à tout changement, à toute innovation, à toute incitation ? Ou faudrait-il trouver des indications de lieux et des facteurs de possibilité et d’opportunité pour une évolution adéquate des pratiques
La recherche pédagogique peut ici apporter des éléments à la conduite du changement. Quand bien même la reproductibilité n’a rien d’évident dans ce domaine, l’observation attentive et l’étude comparée ont permis de mettre en exergue quelques facteurs facilitant, que font que « cela marche », sans que cela relève pour autant de la pensée magique ou de l’admonestation intempestive.
Françoise Cros, à l’occasion de la mise en œuvre des dispositifs « parcours diversifiés au collège », plus tard devenus « itinéraires de découverte », avait retenu sur l’étude de sept établissements, sept domaines constitutifs et corollaires du changement ; un seul ne suffit pas et il entre en système avec d’autres pour que la « masse critique », dit-on en physique nucléaire, engage à l’évolution.

En ces conditions, il sera pour nous, chacun à sa place et dans son rôle respectif, qui enseignants, qui direction, qui formateur, de veiller à développer tel ou tel de ces domaines, ferments du changement en un établissement.
Car, nous avons donc commencé par-là, le changement est d’abord un processus interne. Et donc, avant toute autre béquille externe (formation, ingénierie, organisation, évaluation, inspection, intervention) une question de pratiques !
(suite demain)
[1] Tous les rapports de l’IGEN sont disponibles sur http://www.education.gouv.fr/syst/igen/rapports.htm . Peu connus et diffusés dans le milieu enseignant, ils gagneraient au moins à être parcourus : les analyses sonnent justes, les préconisations sont plus incisives qu’il y a quelques années ; quant à savoir que l’Institution en fait, c’est une autre histoire. Dans une certaine mesure, il y a une certaine perte de sens à percevoir comment un pouvoir décisionnel s’accommodent ou non de l’expertise.

Extrait de la "fabrique de l'accompagnement",novembre 2025 -
disponible sur commande auprès de l'imprimeur (prix net: 40 euros)





Commentaires