top of page

Guide pour enseigner autrement, coord. V. Garas, 2013

Avant-propos

 

 

Apprendre

Avant… tout, il est question d’apprendre.

 

L’étymologie de notre langue latine nous renseigne utilement: apprehendere pour saisir, prendre, d’abord dans un acte physique, puis dans le sens de saisir par l’esprit, c'est-à-dire comprendre. Apprendre désigne bien une relation entre un humain et le monde des choses qui l’entourent comme autant de mystères ; la démarche est exploratoire, originelle et continue depuis notre naissance jusqu’à notre mort. Le petit d’homme use de tous les sens dont il dispose pour saisir la matérialité comme l’immatérialité ; les vecteurs sont multiples, tant les sollicitations sont incessantes, soit par nécessité de survie, soit par goût de la découverte ; car « ap-prendre » rend plus fort, et si la force vient à manquer, plus rusé. Il fait alors preuve d’intelligence. Là encore, étymologiquement, il construit le lien entre les choses, entre ses perceptions et les choses, pour devenir connaissance sur les choses, sur les hommes. Les apprenants sont d’autant plus puissants et efficaces, quand ils sont curieux, courageux, forts en exploration et en enquête, expérimentateurs, font preuve d’imagination, veulent bien réfléchir, analyser et évaluer, savent collaborer, ont du recul par rapport à leur apprentissage[1].

 

Ce processus itératif et complexe fonctionne d’autant mieux que l’homme est un être sociable ; tous les progrès de nos sociétés humaines sont issus des échanges d’information et de transmission empirique ou plus organisée ; « Si chaque individu a bien sûr sa propre structure mentale, écrit André Giordan[2],  il n’y est pas enfermé. Pour réussir, connaître qu’il existe d’autres façons de faire et de s’y essayer est un « plus » incontournable. Plus on sait pratiquer différemment, plus on possède d’outils et de ressources, plus apprendre sera aisé », L’école est alors apparue comme une des modalités, parmi d’autres, pour produire du sens, c'est-à-dire du lien entre les connaissances, pour faire « société ».

 

Changement de modèle ?

Est-ce que dans notre école « à la française », comme il y a des jardins «à la française », enseignants, cadres, formateurs, chercheurs, se sont intéressés durablement, historiquement, contradictoirement, aux manières d’apprendre ? A l’ère de la Refondation, les invocations à l’histoire rendent compte d’une certain consensus sur le fait que l’Ecole doit être plus juste pour tous ses élèves, mais enseignants comme responsables d’éducation sont partagés sur les moyens d’y parvenir ; la confusion peut exister entre idéal d’égalité et identité ; accueillir la différence serait discriminatoire pour certains, pour d’autres, ce serait une démarche pragmatique pour « élever » les enfants à des niveaux suffisants de compétences et de responsabilités dans une société plus citoyenne. Reconnaître la diversité des manières d’apprendre, user de la multiplicité des approches ne sont pas des affirmations neutres, car concepts théoriques et pratiques enseignantes emportent avec eux une réelle vision de l’Ecole, du rôle des professeurs, et de la place des élèves. 

 

Deux exemples peuvent être évoquées, repris dans les approches comparatives internationales, ou quand des délégations étrangères viennent en visite dans nos petites classes :  d’une part, la place du corps dans l’enseignement. Certes, le mobilier scolaire n’aide pas, et il y aurait encore ici un travail d’ampleur en matière d’ergonomie scolaire, mais il est à l’image de la conception de ce que doit être et de ce que doit faire un élève en classe ; être assis et écouter. La posture de l’élève français est assez directement du modèle de l’école « à la prussienne », repris par l’Institution depuis Jules Ferry, quand l’Ecole fut dotée du projet politique de fonder la République et d’écouter la voix du maître, « seul sachant ». Les temps et rythmes scolaires ont assez peu variés ; les élèves peuvent donc rester plus de six heures dans la journée dans ces mêmes configurations ; les ébats collectifs et la détente corporelle étant cantonnés dans des aires et des heures périphériques. Cela peut sembler tout à fait « normal », mais très décalé, voire scandaleux quand c’est regardé par d’autres yeux … finlandais ou néo-zélandais. Tout se passe comme si apprendre n’avait aucune incidence sur les dynamiques corporelles et sur les postures dites de confort. Or, apprendre, c’est du mouvement intellectuel comme des gestes physiques. Enseignant, regardez-vous vous-mêmes apprendre, vous en conviendrez. Le deuxième exemple considère la place des éducations plus « sensibles », c'est-à-dire, de celles qui font appel aux sens, esthétique, artistique, musical. Ces éducations ont pu dans nos routines d’établissement, dans nos organisations spatiales, dans nos bulletins trimestriels, être fortement minorées, alors qu’elles sont omni-présentes dans la vie sociale et qui plus est juvénile. Tous les praticiens ou apprentis-musiciens le savent, les doigts ont une mémoire, jouer dans un groupe transcende l’expérience personnelle ; et il faut du temps suffisant pour apprendre. L’organisation de l’enseignement, les pratiques d’enseignement, comme aussi vraisemblablement la définition des contenus en France sont à l’heure d’un aggiornamento d’autant plus nécessaire qu’il a été différé (de nombreuses fois).

 

François Dubet signale que l’école gagnerait à être moins idéologique et plus professionnelle ; comment des enseignants, dans la quotidienneté des relations aux élèves, dans les organisations fines des activités et des groupements, dans les progressions et séquences alternées ou simultanées, accompagnent au mieux les apprentissages de tous les élèves ? Nous transitons dans un changement accéléré entre deux modèles, qui peuvent très bien coexister, l’un comme l’autre ont une valeur intrinsèque et ont fait leurs preuves. Philippe Perrenoud[3] en a dressé un tableau capable de montrer les gradations et les subtilités, entre logique d’enseignement et logique de formation :

 

Il nous appartient en tant que professionnels de l’éducation, d’envisager la variété requise. Les pratiques pédagogiques et les dispositifs d’enseignement proposés dans l’ouvrage, inspirés de la théorie des intelligences multiples de Gardner, trouvent leur juste place dans la recherche d’une diversification de la pédagogie initiée depuis plus de trente ans en France, notamment depuis le « collège unique », plus sûrement, en appui aux travaux d’André de Peretti dont notre ouvrage commun[4] rappelle les « mille et une propositions pédagogiques ».

 

 

Enquête sur les pratiques « efficaces » pour une amélioration des apprentissages

 

Les présents travaux peuvent être également éclairés par les résultats de la recherche internationale. John Hattie, professeur à l’université d’Auckland, en conclusion de son ouvrage, Visible Learnings, ayant passé en revue plus de 800 méta-analyses de dispositifs d’enseignement, propose une synthèse des pratiques remarquées pour leurs effets sur la réussite des élèves, dont on sait qu’elles fonctionnent plutôt en système qu’isolément :

 

 

Il est alors aisé de relever les items qui se rapportent aux pratiques déployées dans les dispositifs « intelligences multiples » :

  • feed-back apportés aux élèves

  • stratégies de méta-cognition

  • auto-verbalisation et auto-questionnement des élèves

  • mise en œuvre d’une stratégie pédagogique

  • travail des élèves à partir d’exemples concrets

  • tutorat par les pairs dans la classe

 

L’approche par les « intelligences multiples » n’est pas une mode, elle escompte sur des processus puissants qui permettent d’améliorer significativement les capacités des élèves à apprendre en variant les sollicitations et les interactions, en partageant les questions et en mutualisant les réponses.

Nous insistons cependant sur un point, Hattie le relève pareillement : l’Ecole, la classe,  offrent un contexte d’apprentissage socialisé, groupal, coopératif et interagissant ; on apprend par, avec et pour les autres ; c’est sans doute une dimension manquante ou peu affirmée dans l’approche de Gardner.

 

Exploration et exploitation, une ingénierie pédagogique et formative en ressource

 

S’il s’agit donc d’apprendre, c’est aussi….pour tout le monde : c'est-à-dire qu’en s’intéressant de très près aux manières d’apprendre des élèves, les enseignants sont amenés à s’interroger sur leur propre manière d’apprendre et de faire apprendre ; et c’est le métier qui s’en trouve changé, et l’organisation même des espaces et des temps scolaires. Hattie, en ceci, met le « développement professionnel continu » à un haut niveau. C’est par une démarche d’enquête à plusieurs enseignants sur les pratiques, c'est-à-dire sur les effets de celles-ci sur les élèves, que le processus agit ; l’enquête aura d’autant plus d’effets qu’elle est itérative et accompagnée par des formateurs ou des chercheurs, et qu’elle sera documentée.

 

James March[5] indiquait que toutes les organisations ont besoin d’une combinaison de ce qu’il appelait « l’exploration » (un autre terme pour innovation) et « l’exploitation » (désignant l’amélioration systémique fondée sur des façons éprouvées d’obtenir des résultats). March soulignait qu’une organisation qui n’innove pas est appelée à disparaître, mais que trop d’innovation est également une mauvaise chose. Les véritables profits d’une organisation – qu’il s’agisse des résultats financiers d’une entreprise ou de meilleurs résultats des élèves des écoles – proviennent, selon March, non pas de l’innovation, mais de la mise en place («exploitation ») d’éléments efficaces connus dans les organisations. Trop d’innovation peut nuire à l’exploitation. L’utilisation efficace de ce que nous savons déjà constitue un élément beaucoup plus important.  Cependant, il semble que dans le cas des écoles, l’innovation ait été un élément prépondérant à l’ordre du jour, mais que peu d’innovations aient été étendues ou aient duré.

 

La solution de rechange à l’emphase mise sur l’innovation consiste à mettre l’accent sur l’exploitation (au sens de March) de ce que nous savons. Évidemment, il y a encore beaucoup à apprendre sur les bonnes pratiques en éducation, mais nous en savons déjà beaucoup – je parle ici des pratiques confirmées par des quantités substantielles de preuves empiriques provenant de sources multiples montrant toutes des directions similaires. si nous utilisions dans pratiquement toutes les écoles tout ce que nous savons déjà au sujet de la scolarisation efficace, nous réaliserions de très grands gains sur le plan des résultats.

 

L’ouvrage présent s’inscrit dans ce genre de « l’exploitation » : une recension patiente, empirique et documentée selon les cas, de ce qui marche, propose à la fois des supports, des pratiques, des exercices, des vidéos en ligne, pour retrouver le sens de l’activité, pour de nouveau « explorer », en une boucle d’apprentissage, dans son propre développement professionnel. Avec ce livre, c’est tout un réseau qui se met à disposition de votre propre pratique au bénéfice de tous vos élèves. Loin d’une logique applicationniste ou exécutive qui a pu avoir cours il y a longtemps, c’est bien votre propre « intelligence » de la situation, votre propre créativité qui sera titillée, afin que vous puissiez être contributeur de l’intelligence de vos élèves.

 

.

 


 

[1] D’après Guy Claxton, Building Learning Power,2008

 

[2] André Giordan et Jérôme Saltet, Apprendre à apprendre, éd. Playbac

 

[3] Voir notamment l’identification des dilemmes de l’enseignant, sur http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_39.html

 

[4] Muller F. & de Peretti A., (2008), Mille et une propositions pédagogiques, pour animer son cours et innover en classe, Paris, ESF. Voir notamment aussi le site consacré à ces approches, DIVERSIFIER, http://francois.muller.free.fr/diversifier

 

 

[5] Source : extrait du discours de Ben Levin « L’amélioration, et non l’innovation, est la clé d’une plus grande équité ». Colloque Canada-États-Unis Réaliser l’équité par l’innovation Toronto, 27 et 28 octobre 2010 Institut d’études pédagogiques de l’Ontario, Université de Toronto

 

bottom of page