Plaisir d'aller à l'Ecole, préface
coord. Claire HÉBER-SUFFRIN
PRÉFACE, François MULLER
Qu’est-ce qui fait que « l’école a du goût » ? Quand chacun revisite son expérience d’école, peut-il repérer ce qui l’a vraiment fait apprendre ? À quelles conditions les savoirs sont-ils utiles ? Plus prosaïquement, l’enseignant exerce-t-il un effet sur les apprentissages et sur la réussite de ses élèves ? Ces questions roulent dans l’époque de refondation de l’École ; et il est très possible de trouver des éléments de réponse dans le présent ouvrage. La relation de l’expérience de vie professionnelle et humaine de Claire Héber-Suffrin, les retours sur expérience des très nombreux anciens élèves et autres personnes associées nous invitent à décoder les processus actifs que combinent les réseaux d’échanges réciproques de savoirs, un dispositif de quarante années, dans les mots et dans les concepts d’aujourd’hui.
L’innovation naît dans les marges : « à Orly les CET, à Thiais les lycées ». Milieu populaire et zone des HLM, enseignante débutante sans formation. Le réseau d’échange est bien né dans les marges du système social et scolaire de la France d’alors ; on pourrait même l’identifier comme un front de défrichement, à l’instar du mouvement d’exploitation des ressources au Brésil. Sur-exposée à la pression sociale et sous-exposée aux attentes scolaires d’un centre-ville, la dérivation de la tension s’est exprimée dans l’élargissement du cadre de l’École. Si le principal du collège se disait « fermé à l’ouverture », Claire Héber-Suffrin a montré qu’elle s’était ouverte à la fermeture, c’est-à-dire au désenclavement de sa classe et à la réussite de tous les élèves qui lui ont été confiés.
L’innovation est une aventure : la démarche s’est construite pas à pas, sans grande programmation ni objectifs (il en fallait un peu pour l’inspecteur), forte de convictions sincères et d’attachement aux valeurs de l’École. La régulation n’a pas été de l’ordre de l’évaluation notatoire scolaire, quand on évalue souvent des connaissances que l’École n’a pas su ou pu faire apprendre, mais en s’appuyant sur les nombreux retours d’information et sur les résonances des élèves comme des parents et sur l’intérêt porté par les professionnels sollicités. Il y a de la « métis » chez Claire Héber-Suffrin, cette ruse grecque qui permit à Ulysse de se départir de toutes sortes de mauvais coups rencontrés sur la route. La rationalité de l’exercice est venue après coup, dans la recherche patiente, dans l’écriture toujours difficile, dans les éclairages théoriques de Paulo Freire et d’Edgar Morin.
L’innovation, c’est du développement professionnel : Claire Héber-Suffrin d’une façon certaine a « inventé » sa pratique, en faisant l’inventaire des autres pratiques professionnelles ; à défaut d’une formation académique et standardisée, elle a puisé à d’autres sources, celles juste à côté, en coformation, d’autres encore, pas très loin de son école ; l’écoute de ses élèves comme l’analyse des travaux a rythmé son cheminement ; d’une petite classe, elle a (ap)pris le monde en formation ; les échanges l’ont (trans)formée en interaction ; le processus est puissant, celui d’un développement professionnel continu qui inverse la représentation plus classique de l’enseignement (et de l’enseignant) : un professeur qui apprend, ce sont des élèves qui réussissent.
L’innovation s’intéresse de très près aux savoirs d’expérience : aux origines de la pratique du réseau d’échanges, au cœur du réacteur scolaire, Claire Héber-Suffrin place une énergie durable : celle d’une enquête inédite, patiente, obstinée sur la connaissance ; celle que déclinait Paul Valéry en un jeu de mot que Lacan n’aurait pas dédaigné, d’une « co-naissance ». Le savoir n’infuse pas et ne se donne pas, il se prend, et même, chose folle, il… s’apprend par, avec et pour les autres. L’École peut être un refuge bien gardé pour les savoirs dits formels, ou encore dits académiques, ceux qu’on identifie de « fondamentaux ».
L’innovation devient organisation apprenante. Les anciens élèves, tous, le signalent : apprendre le goût d’apprendre, le sens des choses et la vie. Ce sont donc d’autres types de savoirs qui se construisent, sans doute ceux qui rentrent moins dans les cases, des savoirs non formels, ceux qu’on identifie dans la vie d’adulte comme des savoirs d’expérience ; ils sont multiples et n’ont pas fait l’objet d’un enseignement, et pourtant, ils comblent votre vie ; et puis tous les autres, les savoirs informels. Ce capital humain est une des composantes de la réussite des bons élèves, quand les parents et l’environnement y pourvoient. Le réseau d’échange de savoirs à l’École l’intègre de manière explicite au sein de l’enceinte scolaire ; cela commence par une relation : elle n’est pas donnée, elle se construit en coopération et en mutualisation. Le groupe d’élèves devient organisation apprenante en élargissant son activité à l’enseignante, à son environnement, en partant à la quête des petits savoirs, ou mieux, à l’enquête des pratiques : « dis-moi ce que tu sais et je te dirai ce dont j’ai besoin ». La liste des offres et des demandes caractérise ce maillage des interactions, illustration incarnée d’une mise en relation, étymologie propre de inter-ligere.
L’innovation, en anglais on dirait plutôt « empowerment » : la deuxième partie du livre, consacrée aux parcours de vie des anciens élèves, éclaire d’une manière inédite, trop rare dans l’éducation, l’impact des pratiques enseignantes sur les élèves. Quelle est l’expérimentation qui s’offre le luxe de se dire « que sont-ils devenus ? » quarante ans plus tard ? À évaluer trop vite, tout, trop tôt, on oublie que le principal facteur du changement, c’est d’abord le temps. La formation reçue ici se fait trans-formation ; chacun a pu engranger, capitaliser, transformer des ressources. L’inédit ou l’inattendu sont au rendez-vous ; ce fut un geste, une parole, un moment mais qui imprime une vie. C’est très proche de ce que Boris Cyrulnik a retrouvé dans l’analyse du processus de résilience. Le message est à double tranchant pour notre monde scolaire : d’une part, oui, l’enseignant a un effet majeur sur le parcours de réussite des élèves, et cela se passe dans ce premier degré, avec la chance (le choix) d’une continuité de cycle. D’autre part, nombre de témoignages disent que cette rencontre fut rare sur les quinze ou vingt ans de scolarité (c’est ce que dit le fils de Claire, lui-même enseignant). En enserrant les petits d’homme dans le maillage d’un réseau bienveillant et accompagnant, le dispositif a su développer une ressource interne à chacun, celle d’un sentiment de compétence, une motivation intrinsèque, qu’on retrouve dans le profil des « très bons élèves ».
L’innovation est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie et se nourrit de son environnement. Dans certaines contrées d’Afrique, on dit qu’il faut un village pour élever un enfant. L’École pour assurer sa mission pour tous les élèves n’est pas hors de la société, elle est partie prenante et y puise ses ressources comme elle en partage de même ses difficultés ou ses tensions. Ce n’est pas un lieu neutre ; mais pour reprendre Pierre Nora, c’est un « lieu de mémoire » ; transmission des savoirs certes, elle est aussi un lieu d’exploration de toutes les ressources et les potentialités. Une jeune instit ne peut à elle-seule l’assumer et aucune formation n’y pourvoira. La débutante, comme sa collègue plus aguerrie, ont eu l’intuition qu’apprendre, cela pouvait s’avérer très intéressant pour les parents ou encore pour les gens du petit village des Alpes. La démarche est classique quand elle est ponctuelle ; elle devient efficace quand elle construit le quotidien. Le réseau d’échange de savoirs change l’équation scolaire un maître/une classe/des élèves/des savoirs ; en élargissant le champ des possibles, il en renforce les possibilités du système à répondre aux objectifs toujours ambitieux : élever des enfants à la hauteur d’hommes et de femmes autonomes, responsables et citoyens.
L’innovation requiert ingénierie et transposition pour essaimer. Une pratique toute innovante soit-elle (ce ne fut jamais le mot que Claire Héber-Suffrin emploie) dans l’éducation ne peut essaimer sur le modèle d’une tache d’huile dans un système éducatif tel que le nôtre. Cela nécessite un étayage plus soutenu dans la proximité (les collègues, l’inspection, la formation), une analyse plus théorisée pour la relier au réseau des connaissances et une certaine ingénierie pédagogique, comme une boîte à outils : les listes, sous forme d’inventaire, les récits de pratiques, la diversité des terrains sont des médiations absolument nécessaires pour en transposer le concept, si ce n’est l’esprit. Et puis, il nous fait reconnaître la prégnance de l’éco-système. On pourrait dire l’ambiance, comme Claire Héber-Suffrin l’a noté dans l’ère de 1968. Mais c’est plus que cela : penser en réseau, reconnaître la complexité organique de la connaissance, et la pertinence des acteurs, escompter sur les interactions plus que sur les contenus est finalement d’une grande modernité ; c’est très banal à l’ère d’Internet en 2012 ; ce fut « révolutionnaire » en 1971. La plupart des organisations actuellement s’accommodent des dynamiques puissantes des réseaux ; le milieu scolaire le découvre. C’est une des raisons qui nous ont motivé pour faire advenir le réseau social de l’innovation en ligne ; son nom : RESPIRE, pour « Réseau d’échange de savoirs professionnels, en innovation, en recherche et en expérimentation ». Il doit beaucoup par esprit et par pratique à ce que raconte cet ouvrage.