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Suffirait-il d'une parole pour être... formé ?

"Dis-moi une parole et je serai guéri." (d'après Évangile selon saint Matthieu 8, 5-11)

Les formations proposées aux cadres et souvent aussi aux enseignants sont souvent réduites à des conférences ou versions dérivées, remplies de présentation ex cathedra (la "chaise" de l'évèque" en son temps); l'intervenant lit et commente (fait l’exégèse) de diapos saturées; la parole est descendante, la transmission focalise sur la seule "connaissance", et les personnels, en pleine responsabilité et en exercice, devraient en sortir totalement "formés" et en situation de compétence.


Image : Le Christ et le centurion, Sebastiano Ricci XVIIIe Musée Capodimonte, Naples


la difficulté pointée par les usagers, les cadres, premiers destinataires et relais de la politique éducative, n'est pas la modalité en soi; c'est que c'est le modèle unique ou privilégié en tout cas, des temps collectifs: ce type de pratique reste très loin des processus de formation, tout au plus une information; l'appropriation par le groupe professionnel, la mise en débat, les variations sur le thème, l’ingénierie nécessaire sont laissées à l'appréciation et remisées au domaine privé ou local. Dans ces conditions, le métier et les questions du leadership rencontrent des difficultés importantes sur le terrain.


Apprendra-t-on de l’expérience ? L’exemple du D-DAY et la formation des cadres, dans l'Armée

Parfois, il est quand même intéressant de se décaler et voir ailleurs si nous y sommes. Un article ancien, de fin de journal, Libération (30 mars 2009) nous embarque dans une expédition de hauts stratèges de l’Armée, en vadrouille sur le terrain normand, là où le D-Day a marqué le Monde.

 

Robert Capa (1913 - 1954), France, Normandie, 6 juin 1944. Les troupes US à l'assaut d'Omaha Beach lors du Débarquement.

extraits:

Le staff ride ou apprendre de l’expérience, ensemble
  • PLAGES DE NORMANDIE, par l'envoyé spécial JEAN-DOMINIQUE MERCHET,  Libération (30 mars 2009)


Le brouillard était bien là, mais celui dont nous parlait le colonel était celui de la guerre, le « Nebel des Krieges», du grand stratège Carl von Clausewitz. Ce flou permanent qui empêche le chef militaire de connaître précisément la situation sur le terrain.


Sur le terrain du débarquement de Normandie, ce jour-là, la troupe était composée uniquement de chefs. Un groupe d’officiers supérieurs, tous colonels ou capitaines de vaisseau, cadres au Collège interarmées de défense (CID), l’ancienne Ecole de guerre. Plus deux généraux, un amiral et trois historiens. Ajoutez un journaliste embedded, vous avez un staff ride. Un staff ride, c’est donc un voyage d’état-major sur les lieux d’une bataille. Il ne s’agit pas de la rejouer avec des troupes ou sur un simulateur, mais de l’analyser, les pieds dans la boue, pour en tirer des leçons générales de stratégie. C’est une école de chefs militaires, avec une pédagogie très éloignée des habitudes françaises, qui privilégient l’exposé théorique dans un amphi, en deux parties et deux sous-parties.


Le staff ride est une habitude très américaine que les Français redécouvrent. Il s’agit d’une invention prussienne de la Kriegsakademie, au XIXe siècle, dont les pratiques militaires américaines sont largement inspirées. Avant la guerre de 1914, Ferdinand Foch, qui enseignait à l’Ecole de guerre, ne manquait pas d’emmener ses élèves sur les champs de bataille de 1870. Mais l’habitude s’en était perdue et, aujourd’hui, il faut faire appel au savoir-faire américain.(…)


Apprendre de l’expérience et de son « genre » professionnel, et d’abord pour les cadres

Pour les officiers qui doivent planifier les opérations actuelles, le Débarquement offre un autre avantage : c’est l’une des rares batailles à être totalement «interarmées», «joint», disent les Américains, une combinaison d’opérations navales, aériennes et terrestres. Rien n’est plus difficile à organiser. «Je veux que l’histoire militaire et l’étude des grands principes de la stratégie reprennent toute leur place dans notre enseignement», nous confie le général Vincent Desportes, qui commande le CID. Chaque année, 380 officiers, dont un tiers d’étrangers, en suivent les cours pendant un an. Lorsqu’ils en sortent, on dit qu’ils sont «brevetés» (….)


Le général Desportes est un personnage, l’une des têtes pensantes de l’armée. Ancien officier dans les chars, ce descendant d’un lieutenant de Du Guesclin écrit des livres très lus dans la communauté militaire, comme la Guerre probable en 2007. Directeur de collection chez Economica, il tente de faire revivre la pensée militaire française, telle qu’elle existait dans les années 30, lorsque le colonel de Gaulle publiait Vers l’armée de métier, une critique de la doctrine militaire d’alors. Vincent Desportes a été détaché pendant cinq ans aux Etats-Unis. A l’US Army War College, il a découvert les staff rides, qui se font là-bas sur les sites des grandes batailles de la guerre de Sécession. «Cela permet à chacun de s’élever : le capitaine réfléchit comme un colonel et le colonel comme un général», dit le général. Il essaie aujourd’hui d’acclimater la pratique à la France.


Improviser ou l’art de la guerre

Ce matin de mars, il n’y a pas que le «brouillard de la guerre». Il y en a aussi la «friction». Clausewitz, toujours lui, nomme ainsi les petits détails qui font que les choses ne se déroulent jamais comme prévu. Alors que notre troupe a réembarqué dans son car pour rejoindre Utah Beach, le chauffeur nous apprend que la route est coupée par les inondations habituelles en cette saison dans les marais de Carentan. Il faut faire un détour, donc perdre du temps, alors que tout est soigneusement minuté durant ces deux jours. (…)


«Que faire ?» demande le colonel Peter H. Herrly aux officiers français. Tous les plans sont chamboulés et il faut «im-pro-vi-ser». L’anecdote vaut d’être contée : cette division était commandée par le général Theodore Roosevelt Jr, fils du président Theodore Roosevelt et petit-neveu du président alors en exercice Franklin Roosevelt. Il fut le seul général à débarquer avec la première vague. C’était un grand malade qui ne pouvait marcher qu’avec une canne ; dans le Jour le plus long, il est incarné par Henry Fonda. Que fait-il ? Il s’adapte : «We’ll start the war from right here !» («On va commencer la guerre à partir d’ici»). Les officiers français hochent la tête, réalisant que la «planification opérationnelle» sur laquelle ils travaillent à longueur d’années doit, à la guerre, souvent céder le pas au simple bon sens.


Commandement unique et commandement divisé

En Normandie, les Allemands étaient aussi de la partie. Il y avait même parmi eux «des gars venus de Géorgie», comme disait Michel Sardou, engagés dans les Ostbataillonen recrutés dans le Caucase.(…). Tout le monde a pourtant ses cartes d’état-major à la main. Au débriefing du soir, qu’a-t-on retenu ? Que l’armée allemande ne respectait pas l’un des principes essentiels de la guerre : l’unité de commandement. En clair, il n’y avait pas un chef, mais plusieurs (Rommel, Von Rundstedt, etc.) n’ayant pas les mêmes idées sur la manière de repousser l’ennemi. Seul Hitler pouvait trancher. Et comme chacun sait, au moment du Débarquement, il dormait…


Question de point de vue

Reste un problème : comment faire travailler ensemble des terriens, des marins et des aviateurs. La question se posait en 1944, il n’est toujours pas vraiment réglée. Dans notre staff ride, il y a des pilotes de chasse, des commandants de frégates, des fantassins et même des gendarmes. Chacun réfléchit à sa manière. Vu de la mer, de la tourelle d’un char ou du cockpit d’un avion, le monde n’est pas le même.


Léger mouvement d’humeur, lorsqu’un représentant de l’armée de l’air Jérôme de Lespinois revient sur les cafouillages des bombardiers lourds, utilisés à contre-emploi, à la demande des terriens. «Il ne faut jamais dire à la personne dont on attend l’appui comment faire, mais quel effet on attend de lui», conclut un cadre. Chacun son job et les vaches seront bien gardées. (…) »

 

Transposition méthodologique au domaine de l’éducation

Nous pouvons librement tirer quelques principes de réflexion et d’action pour notre domaine, tellement spécifique (en est-on si sûr ?):

  1. une action de formation sur l’encadrement est nécessaire, et doit être intercatégorielle, variée, et continue, en veillant à la diversité des domaines et des compétences et des statuts (on retrouve le staff ride), là où dans notre éducation, nous allons trop souvent sur l’identité et la parité.

  2. L’enquête sur le terrain, le déplacement vers l’ailleurs, la rencontre, et l’histoire sont des sources et des ressources pour apprendre sur soi et sur notre avenir.

  3. Le décalage, le changement de point de vue, le jeu de rôle pour apprécier les complémentarités et permettre la constitution des équipes

  4. Brouillard et friction: créer des situations de flou et d’inattendu en formation pour permettre de travailler les compétences d’ajustement, d’improvisation et de conduite du changement. C’est un des marqueurs de l’innovation, précisément.

  5. Unicité du commandement:  comment encore exercer dans notre système à deux têtes, entre administration et pédagogie, à hue et à dia ?

  6. Concentrer les énergies sur les objectifs, et s’appuyer en confiance dans les processus (et l’organisation du travail notamment) sur la responsabilisation des acteurs. Le « droit à l’expérimentation » est une entrée intéressante.


Ainsi, en décodant les facteurs d’efficacité de la formation de notre commandement militaire, nous pouvons utilement transposer à notre système de formation.

No more schooling, more learning


Moins de Powerpoint illisible, plus d'analyse du leadership

L’organisation pourrait ne pas sembler « nouvelle » (est-ce le propos ?); la différence réside dans les manières et le recentrage sur les apprentissages… des élèves. Quelles sont  les caractéristiques d’un développement professionnel efficace ?


  • Le recours à des experts extérieurs : des améliorations sont repérables lorsque des rencontres régulières sont organisées dans chaque unité éducative afin d’explorer des problèmes communs et chercher des solutions fondées sur une expérience partagée et une vision collective. Toutefois, le risque est grand que les membres de l’école s’appuient sur des résultats et des dispositifs qu’ils jugent bon pour eux en écartant certaines connaissances scientifiques pourtant indispensables. Il est certes nécessaire de recourir à des experts extérieurs qui puissent leur présenter des idées nouvelles en facilitant la mise en œuvre d’un changement de pratiques. Ce ne peut être le seul mode envisagé, au risque de psittacisme.


  • Les « bonnes pratiques » : Le développement professionnel le plus efficace se détermine non par la mise en œuvre d’une série de « bonnes pratiques » (et de listes de "bulletpoint") ; plutôt par une adaptation prudente d’une variété de pratiques en fonction du contexte; le renforcement par l'analyse des pratiques et la confrontation à des études de cas, ici ou ailleurs (voyages pédagogiques et debriefing à son issue) permettent aux professionnels d'étalonner leur propre pratique et de faire leur "gamme".


  • Les ateliers : une grande part de ces ateliers est décriée, faute de suivi ou de soutien dans la durée. En conséquence les ateliers peuvent être efficaces s’ils ancrent la réflexion sur des pratiques pédagogiques sur des résultats de recherche, s’ils génèrent des expériences actives d’apprentissage parmi les participants, et s’ils offrent aux enseignants des occasions nombreuses d’adapter leurs pratiques pédagogiques aux situations d’apprentissage en classe.


  •  Le temps : Les enseignants ont besoin de temps pour approfondir leur compréhension et leurs connaissances, analyser le travail des élèves, et développer de nouvelles approches pédagogiques. les programmes de développement professionnel supérieurs à 30 heures sont plus efficaces que les autres à condition qu’ils soient bien structurés, clairs dans leurs objectifs, et centrés sur les contenus scolaires et la pédagogie. En Ecosse, tous les enseignants bénéficient de 35 heures de développement professionnel par an sur une base contractuelle. Chaque enseignant dresse un programme de développement professionnel pour l’année puis le discute avec son responsable hiérarchique. Il doit aussi concevoir un portfolio. Ces 35 heures par an s’ajoutent aux cinq journées accordées aux enseignants pour d’autres activités de développement professionnel dans l’unité éducative en l’absence des élèves. Un cadre national composé de standards définit les connaissances et les compétences à acquérir.


  •  L’accompagnement et le suivi : le suivi et l’assistance des enseignants en temps réel comme sur leur lieu de travail conduit à une amélioration significative des résultats des élèves.  C’est sans doute le talon d’Achille dans notre propre organisation des métiers de l’éducation. Les écoles et établissements sont à présent pris dans des cycles d'évaluation externe; et souvent, du point de vue des équipes sur le terrain, elles restent démunies et sans accompagnement conséquent.

Les facteurs d’efficacité en formation d’enseignants ne résident pas tant dans l’organisation de tel ou tel dispositif, mais plus finement dans des manières dont le ou les dispositifs sont transposés avec intelligence (analyse, compréhension, innovation) et mis en œuvre, en particulier la manière dont ils sont articulés aux apprentissages des élèves d’une part, et d’autre part à la dimension participative et coopérative des pratiques de formation.



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