A l’occasion d'un "choc des savoirs" modèle 2024 », dans la continuité d’une politique volontariste sur l’expérimentation pédagogique(, depuis 1994, Innovation au centre du système et CNIR en 2001au niveau national, ou encore CNIRS en 2013 mais qui s’en souvient ?), les mots et les concepts « roulent » et rencontrent résistances ou ironie, ce à tous les niveaux de nos organisations. Nous – un « nous » trés collectif- entretenons un rapport très ambigu à ce qu’on appelle par ailleurs « innovation »; est-il possible de « prescrire » d’expérimenter ?
L’innovation peut masquer la transformation de l’établissement.
Le mot innovation est un mot piège. Comme le dirait Le Boterf[1] c’est un attracteur étrange, attracteur, car synonyme de dynamisme, de nouveauté, de recherches mais aussi répulsif par la peur qu’il provoque; les enseignants ne l'emploient pas pour eux-mêmes, (ou alors cela cache autre chose); et les parents sont vite inquiets pour la réussite de leurs enfants. Chacun d’entre nous cultive un rapport relativement ambigu à l’innovation, c’est-à-dire au savoir, au pouvoir (de soi, sur soi, des autres…), à sa propre histoire aussi.
Le concept intéresse plus les chercheurs[2], que les acteurs de terrain. Un chef d’établissement ou des professeurs interrogés sur ce qu’ils font d’innovant tenteront des réponses parfois surprenantes. Notre question ne porte pas sur « est-ce qu’on est innovant », car c’est focaliser sur ce qui brille, en prenant le risque d’assombrir tout le reste ; alors que l’approche de l’établissement apprenant, c’est justement s’intéresser à ce qui éclaire, notamment les processus d’évolution des pratiques et la conduite du changement dans un système ou sous-système.
Une urgence, pourquoi ?
Une première raison réside dans les changements de cadre, très importants, demandés aux enseignants comme l’approche par les compétences, ou encore la différenciation pour traiter l’hétérogénéité, problème encore irrésolu. Tout ceci, engendre chez les professeurs le sentiment que leur identité professionnelle est mise à mal. La succession saccadée, de plus en plus rapide, de changements profonds, peut donner des sentiments de déprofessionnalisation et de décrochage ; d’une certaine façon, les « résistances » des enseignants n’illustrent pas le conservatisme soit disant atavique de la profession, mais bien l’attachement à un certain nombre de valeurs (pas forcément) conscientes.
Alors, donner la possibilité à ses personnels de décoder ses pratiques ensemble, de faire l’analyse experte et collective, parfois contradictoire des lieux et des évolutions ressenties, se (re)construire quelques compétences que jamais un concours ou un statut n’a donné, c’est leur permettre d’accéder à la prise de décision relative à l’organisation de leurs travaux, en élargissant la dimension de la sa classe à celle de l’établissement : dans ces conditions, le collectif protège les individus et évite le burn out[3]. La gestion des ressources humaines devient un facteur essentiel d’apprentissage du collectif en construisant patiemment des habitudes de travail collaboratif. Il y a bien une dimension « développement durable » dans l’approche permise de l’établissement apprenant.
Enfin, il nous faut prendre la mesure de la réduction de la formation initiale : le métier va s’apprendre sur le terrain. L’établissement devient explicitement responsable de la formation professionnelle. Donc le chef d’établissement va devoir coordonner une politique de formation, en misant sur la variété requise dans ses formes (individuelle, stages, intra) pour accueillir mais aussi rendre plus efficaces les personnels. Le terme même de formation serait à requestionner ; on évoque plutôt le concept plus combinatoire de « développement professionnel ».
Concrètement comment s’y prendre ?
Efficacité n’est pas un vain mot, si le premier travail est de conduire une analyse patiente et élargie portant sur les facteurs « de fabrication » de la performance scolaire (groupements, pratiques, supports, évaluation, postures, accompagnement etc…)
A ce titre, l’établissement ne peut être seul à tout réinventer ; son accompagnement par le niveau supérieur (formation, consultants internes ou externes, inspection) sera déterminant, non tant dans sa fonction de contrôle et d’ordonnancement que d’analyse méthodique et de conseil stratégique. Sacrée révolution pour notre culture institutionnelle. Pour cela, il faut d’abord établir une relation de confiance, cela nécessite du temps. Nos amis anglo-saxons emploient à cet escient le terme « d’ami critique. »
L’enjeu est d’aider les équipes à affuter leur regard pour ajuster les pratiques. Cela nécessite de travailler à petits pas, renforcer la compétence individuelle pas contre les autres mais avec les autres et ainsi de renforcer parallèlement la compétence collective. C’est donc d’un accompagnement, étalé dans le temps, dont il s’agit, d’un regard extérieur capable d’éclairer sur le sens qu’ils donnent à leur métier, sur ce pressenti qui n’est pas forcément conceptualisé, en pointant les cadres de référence, qui se modifient alors.
Nous sommes loin ici de la formation ponctuelle et individuelle. Sans la rejeter, elle doit s’articuler avec une analyse fine et partagée qu’ils font de leurs pratiques, sur ce que la consultation des élèves leur apprennent, sur les paradoxes qu’ils tentent de gérer, sur les opportunités qui s’offrent à eux, comment et pourquoi ils s’en saisissent.
D’autres leviers sont possibles, par exemple, le voyage pédagogique qui permet de voir ce qui se fait ailleurs, mais aussi le travail inter-catégoriel et les vrais partenariats qui garantissent des travaux toujours plus aboutis.
Loin d’être une mode, c’est une nouvelle gouvernance de la direction d’établissement, pour des effets constatés, un établissement qui apprend, ce sont des élèves qui réussissent !
[1] En référence à l’ouvrage De la compétence : essai sur un attracteur étrange, Les Editions d’Organisation, 1994.
[2] Voir L'innovation, une histoire contemporaine du changement en éducation, éd. SCEREN, 2013
[3] Terme employé pour désigner l’épuisement professionnel, issu de différents facteurs : stress, excès de travail, pressions, changements ressentis comme injustes ou inaccessibles, climat délétère
Voir aussi une mini-série dédiée au travail en équipe
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